L'article 93 de la loi SRU avait satisfait une très ancienne revendication des représentants de copropriétés : pouvoir bénéficier de l'individualisation des contrats d'eau. Aussi, dès la parution du décret en avril 2003, les collectivités se sont mises en branle pour pouvoir répondre à cette obligation réglementaire (adaptation des règlements de service, avenant au contrat avec le délégataire...). « Notre première action a été d'alerter les collectivités sur cette évolution majeure du périmètre du service et de les aider à se préparer à ce changement », rappelle Tristan Mathieu, directeur des relations contractuelles de Veolia Eau.Mais alors qu'une avalanche de demandes était attendue, l'individualisation des contrats d'eau n'a pas généré un engouement des bailleurs, qu'ils soient sociaux ou privés, et il faut peut-être s'en féliciter.
des objectifs difficiles
à concilier
« L'explication réside sans doute dans le contexte du vote de cette disposition de la loi SRU, qui n'était pas l'aboutissement d'un vrai travail de concertation, cette loi n'ayant pas été pensée dès le départ comme un dispositif devant embrasser toute une série de situations différentes », remarque Éric de Seguins Pazzis, directeur clientèle et marketing de Lyonnaise des eaux.
Le sujet a finalement assez peu fait débat ces dernières années, jusqu'à la publication récente d'une étude confiée par la Ville de Paris à Bernard Barraqué, chercheur au CNRS et spécialiste des politiques comparées de l'eau. Les conclusions de cette étude posent très clairement la difficulté de concilier les différents objectifs qui ont motivé l'introduction de la disposition dans la loi SRU : régler le problème des copropriétés en difficulté financière, permettre aux habitants de prendre conscience de leur consommation et de faire des économies d'eau, faisant ainsi baisser leurs charges d'eau, et protéger la ressource en réduisant les prélèvements... « L'un des principaux constats est que plus on veut compter l'eau, plus on obtient quelque chose qui peut être considéré comme plus juste. Mais on s'éloigne alors de la mutualisation et on en arrive à défavoriser certaines tranches de population », analyse Olivier Jacque, de la direction de la propreté et de l'eau à la Ville de Paris. L'individualisation des contrats d'eau serait-elle alors une fausse bonne idée ?
Un développement
très hétérogène
« On constate aujourd'hui que l'individualisation se développe de façon très hétérogène d'un territoire à l'autre. Certaines de nos agences instruisent plusieurs dossiers par semaine ; mais, globalement, le nombre de demandes est plutôt limité. Cette option a une attractivité vraisemblablement supérieure chez les bailleurs sociaux que dans les copropriétés, lesquelles retirent un dossier, font une étude technico-économique et puis renoncent souvent », note Tristan Mathieu. La situation est très contrastée : dans certaines zones, il n'y a que quelques copropriétés par an qui vont au bout de la démarche et aucun bailleur social engagé. Ailleurs, certains bailleurs sociaux sont plus moteurs, souvent avec une approche par typologie d'immeubles. « Une partie des grands bailleurs sociaux a compris qu'il ne fallait pas raisonner sur un schéma unique. Selon les situations, ils vont passer un immeuble en individualisation, installer des compteurs divisionnaires dans un autre, et ne rien faire sur d'autres bâtiments, en essayant de trouver la solution adaptée à chaque cas », estime Éric de Seguins Pazzis.
À Marseille, où il existe une volonté politique de favoriser l'individualisation, on compte environ 2 000 individualisations par an, ce qui est peu au regard du potentiel (340 000 Marseillais en logement collectif), mais beaucoup si l'on compare à d'autres villes. À Paris, il n'y a pas de demande forte : 14 ou 15 immeubles seulement ont été individualisés. En revanche, il y a dans la capitale une très forte tradition de compteurs divisionnaires, et les habitants paient dans la majorité des cas leur consommation réelle. À Reims, il y a une petite demande de la part des copropriétés : environ 400 logements ont été individualisés depuis cinq ans, mais surtout une réflexion a été menée avec les gros bailleurs sociaux de l'agglomération, conduisant à un important programme d'individualisation.
choix du Couplage avec
la télérelève
Au Grand Nancy, le rythme des individualisations s'accélère : 73 logements en 2005, 83 en
2006, 466 en 2007 et 448 sur le seul premier semestre 2008. Au départ, il s'agissait surtout de bailleurs privés et, aujourd'hui, plus majoritairement de locatif aidé. « Si la totalité des immeubles collectifs sont individualisés, le service passera de 50 000 à 120 000 abonnés en huit à dix ans. Nous montons en puissance en accompagnement : trois personnes ont été recrutées jusqu'à présent, ce qui devrait permettre de faire face aux besoins à moyen terme. Nous avons voulu généraliser, pour tous ces nouveaux abonnés, un compteur permettant le télérelevé. Cela génère un investissement supplémentaire, mais c'est le seul moyen de faire baisser les frais de gestion », relate Serge Bouly, vice-président délégué à l'eau potable au Grand Nancy.
Une lecture en temps réel des index
Le choix de coupler l'individualisation au développement des technologies de télérelève est commun à de nombreuses collectivités. Il s'impose pour une question de faisabilité de la relève car les compteurs sont souvent situés dans les parties privatives. Les agents peuvent désormais avoir à relever 200 ou 250 compteurs au lieu d'un seul ! Il n'est pas rare que l'initiative provienne du fermier, car l'individualisation revient à lui transférer une charge qui était auparavant celle des syndics et qui change considérablement les conditions du contrat : malgré le surcoût à l'investissement, le télérelevé allège cette charge. Il est généralement développé « en mode piéton », c'est-à-dire depuis la rue : cela ne permet pas de s'affranchir de l'envoi d'agents sur le terrain, l'économie sur le coût de la relève est donc limitée par rapport à la situation antérieure, mais la hausse du coût est contenue et cela ouvre la voie à une lecture en temps réel des index et à la génération d'alertes. Par ailleurs, le déploiement du télérelevé en mode fixe est en test dans plusieurs collectivités. Il suppose de poser des antennes sur les toits, ce qui n'est jamais simple, il est encore plus coûteux et techniquement compliqué, mais générera de fortes économies en évitant le déplacement d'agents chargés des relevés.
L'eau est un produit qui n'a pratiquement que des charges fixes, et qui est financé essentiellement par la part variable. Mécaniquement, si la consommation d'eau devait marquer une baisse significative du fait d'un développement massif de l'individualisation, cela conduirait à augmenter le prix unitaire afin de maintenir l'équilibre du budget de fonctionnement des services. « Les villes ayant connu une baisse importante de la consommation d'eau sont en train de changer de discours pour des raisons techniques, comme à Berlin où cela génère des risques sanitaires et des inquiétudes sur la dégradation des réseaux. À Paris, on ne cautionne pas le gaspillage mais on ne cherche pas à encourager les économies d'eau, car il pourrait y avoir des conséquences graves au plan technique et économique. Des économies à tout va qui conduiraient à briser l'équilibre quasi industriel de la distribution d'eau ne sont pas souhaitables, ni synonymes de bonne gestion », estime Olivier Jacque.
Néanmoins, il n'est pas aujourd'hui prouvé qu'il y ait réellement un effet de l'individualisation sur la diminution des consommations. Les collectivités qui ont beaucoup de demandes ne l'ont en tout cas pas constaté pour l'instant. « Il est peu probable que l'individualisation des contrats d'eau entraîne une nouvelle baisse. La réduction de plus de 10 % que nous avons enregistrée ces dernières années provient surtout des zones d'activités et je pense que l'on va atteindre un palier en dessous duquel il n'y a aura plus que des baisses marginales », témoigne Serge Bouly. « Les études menées sur les éléments impactant les consommations d'eau sur le long terme montrent que le phénomène est bien plus lié au renouvellement du parc d'équipement des ménages qu'à un effort comportemental pour réduire la consommation d'eau, en tout cas dans les appartements », complète Éric de Seguins Pazzis.
vers une Tension
sur le prix de l'eau ?
Même sans baisse des consommations, l'augmentation des charges liées à un développement de l'individualisation (gestion des départs et arrivées dans les logements, des relevés, de la facturation, du recouvrement) peut poser des difficultés financières. À l'extrême, on peut imaginer que des services doublent, à terme, le nombre d'abonnés, ce qui pourrait alors entraîner une tension sur prix de l'eau. « On aurait pu se trouver dans une situation difficile s'il y avait eu un basculement d'une masse d'abonnés en même temps. Heureusement, l'évolution a lieu de manière très progressive, ce qui permet une adaptation maîtrisée », estime Tristan Mathieu. Souvent, une redéfinition des politiques tarifaires est nécessaire a minima, car certains services n'ont pas de part fixe ou que celle-ci ne couvre pas la charge
réelle. « Si la mesure a un impact financier car il y a plus de charges que de recettes, une discussion s'engage avec la collectivité pour modifier la politique tarifaire globale et retrouver
un équilibre », témoigne Éric de Seguins Pazzis.
À Reims, l'agglomération propose historiquement un abonnement domestique très faible (11,55 €), avec un niveau de service élevé (3 relevés
par an). Pour faire face à la hausse des charges que va représenter le passage de 36 000 à 63 000 compteurs d'ici à huit ans, comme cela est envisagé, l'agglomération a commencé par introduire un élément qui manquait dans son tarif : des frais d'accès au
service (14,11 €, pris en charge par le demandeur de l'individualisation, donc par le bailleur). Pour le reste, il est encore un peu tôt pour prendre des décisions. « Nous sommes en phase de démarrage, mais dès qu'il y aura un peu plus de visibilité sur la question, il y aura des arbitrages à faire pour décider jusqu'où l'on peut aller en termes de service et de tarification. Il sera peut-être difficile de garder un service équivalent à ressources constantes. Il faudra sans doute recruter une ou deux personnes supplémentaires rien que pour le radiorelevé. Et puis le travail d'exploitation, le suivi des index, la gestion des abonnements et des roulements de locataires nécessiteront peut-être aussi un renforcement des moyens humains. Nous avons conservé les compteurs en pied d'immeubles et la recherche de cohérence entre les comptages prend beaucoup de temps. On va multiplier le nombre de factures pour un montant facturé qui restera plus ou moins le même, détaille Nathalie Picard, responsable qualité et communication pour la Direction de l'eau et de l'assainissement de Reims Métropole. La charge de travail va donc augmenter, mais il y a de nombreuses options possibles pour éviter d'impacter directement l'usager. La fin de la campagne de renouvellement des branchements en plomb peut jouer, par exemple, dans l'équilibre financier global. »
Un risque d'augmentation
des impayés
L'autre crainte des collectivités est de voir augmenter le niveau d'impayés. « Dans le logement social, les gens qui arrivaient à payer leur loyer et leurs charges ont parfois, après le passage à l'individualisation, du mal à acquitter leur facture d'eau. Nous intervenons alors à la demande des bailleurs sociaux pour proposer des solutions, notamment grâce à la mensualisation », remarque Nathalie Dufresne, juriste chargée de mission à la direction des relations contractuelles de Veolia Eau. Certaines régies, comme celle d'Amiens Métropole, sont confrontées à l'impossibilité de mettre en place la mensualisation, le Trésor Public ne voulant pas s'engager dans cette démarche.
Les factures, envoyées une fois par an, sont élevées et les abonnés peuvent être en grande difficulté pour les payer. À Reims, il n'y a pas ce problème. La régie bénéficie d'une délégation du Trésor Public pour gérer le recouvrement pendant trois mois (au-delà, les impayés restants sont transmis au Trésor Public, qui gère les contentieux) et, dans ce contexte, elle a largement développé la mensualisation. Le taux d'impayés à trois mois après émission des factures est en moyenne sur l'agglomération de 2,5 %, mais sur les logements individualisés, il monte à environ 12 %, ce qui génère une véritable inquiétude pour la suite.
Tous ces éléments montrent que l'individualisation des contrats d'eau a un impact marginal tant qu'elle reste limitée à quelques dizaines d'immeubles, mais qu'elle pourra avoir des conséquences non négligeables pour les services là où le niveau de la demande augmente. L'objectif initial de soulager les copropriétés en difficulté financière est tout à fait louable, mais les autres ambitions se révèlent peu réalistes (aspect économique de baisse des factures et aspect écologique de réduction des prélèvements sur la ressource), le coût associé est élevé, et l'effet social est discutable. « L'intérêt réside surtout pour le consommateur dans le pilotage de la facture, et puis elle permet un lien direct entre le service de l'eau et les consommateurs, qui n'existe pas autrement. Mais cela a incontestablement un coût. On peut aussi se demander si les gens souhaitent payer réellement pour ce qu'ils consomment. Je ne crois pas que ce soit toujours le cas. Si l'on se base sur d'autres secteurs marchands, comme celui de la téléphonie mobile, on peut penser qu'au contraire, certains consommateurs souhaitent aller vers plus de forfaitisation, pour avoir des charges maîtrisées. C'est une réflexion qui n'est pas très développée aujourd'hui dans le monde de l'eau », soulève Tristan Mathieu. Il est également légitime de se demander si la responsabilisation ne pourrait pas être atteinte par des moyens moins coûteux, comme le développement des compteurs divisionnaires et la clarification de la lecture des charges. « Un seul compteur sur un ensemble de 500 logements n'est pas souhaitable, parce que l'on ne peut même pas traquer les fuites à l'intérieur de l'immeuble. Mais un niveau intermédiaire peut certainement être trouvé, sans aller jusqu'au compteur individuel. En tout cas, si l'information coûte plus cher qu'elle ne rapporte, il ne faut pas la rechercher », estime Bernard Barraqué.