Tout d'abord, il y a ces habitations et usines construites en zone inondable. Il y a aussi des milliers d'hectares de plaines alluviales aujourd'hui urbanisés et dont l'imperméabilisation des sols favorise l'évacuation rapide de l'eau, transformant ainsi des crues banales en « catastrophes naturelles ». Sans parler des zones humides dont la moitié a
été asséchée en trente ans sous la pression
de l'agriculture intensive. Et 10 000 à 30 000 hectares disparaissent encore chaque année. Le meilleur exemple est celui du marais poitevin drainé pour produire du maïs (voir Hydroplus n° 166, p. 6).
LA SÉCURITÉ ILLUSOIRE
FACE AUX CRUES
L'homme tout puissant a également essayé de combattre l'eau. Mais les turcies, levées, digues et autres barrages ont montré leurs limites face à la violence des crues. « Le discours lénifiant des élus et des constructeurs de barrages a changé concernant la performance des ouvrages. Si les barrages sont efficaces sur les petites crues, on sait qu'ils ne le sont pas sur les plus grosses, comme celle de 1856(1) en Loire », déclare Bernard Rousseau, responsable des politiques de l'eau à France Nature Environnement (FNE). En France, cette culture du contrôle du risque par des aménagements lourds a perduré jusqu'aux crues des années 1980-2000 qui ont fait 185 victimes. Le risque d'inondation est un enjeu majeur : il concerne cinq millions de personnes et 13 300 communes. Les dommages potentiels s'élèvent à plusieurs dizaines de milliards d'euros.
Même si les résistances sont parfois encore fortes, les mentalités ont évolué positivement. Premier tournant dans cette véritable guerre de religion qui a opposé les aménageurs aux écologistes : l'adoption du plan Loire grandeur nature en 1994. Il met fin à la croyance selon laquelle les barrages peuvent réguler les crues, quelle que soit leur amplitude, et
instaure de nouveaux types d'aménagement du territoire prenant mieux en compte les aléas naturels. « Le renversement de tendance de la part de l'État date d'une circulaire de janvier 1994 qui stoppe la construction en zone inondable, rappelle Jean-Luc Roy, directeur de l'eau et de l'exploitation à l'Établissement public Loire (EPL). À partir de là, on ne construit plus de digues pour bloquer la divagation du fleuve. »
Deuxième tournant : l'abandon de la construction du barrage de Serre de la Fare sur la Loire, en amont de Brives-Charensac (Haute-Loire). Sa déclaration d'utilité publique reconnue en 1989 est annulée en 1996 par le conseil d'État. Une solution alternative au barrage est retenue pour réconcilier la ville et le fleuve. Des plans d'eau sont aménagés, d'anciennes gravières réhabilitées et trois usines déplacées.
À partir de 2002, les associations de protection de la nature travaillent avec l'EPL, anciennement appelé Épala(2) et aménageur à tous crins. Le plan Loire en est aujourd'hui à sa troisième étape : 2007-2013. Parmi ses objectifs, le maintien de la dynamique fluviale et des zones d'expansion des crues.
Les concepts d'espace de liberté et de dynamique fluviale sont peu à peu intégrés comme des facteurs favorisant le bon état écologique. « Un fleuve en bon état sait absorber une crue. Un écosystème en bon état génère de la richesse. On peut quantifier monétairement la valeur d'une prairie alluviale qui va épargner les dégâts causés par les crues », explique Martin Arnould, responsable Rivières
vivantes du WWF. La vallée inondable de la Marne, par exemple, offre une capacité d'expansion d'environ 230 millions de m3. Sa valeur de remplacement a été estimée entre 350 M€ et 1,14 Mrd€.
Par ailleurs, une plaine alluviale inondée pendant un certain temps permet de recharger la nappe souterraine. Parmi les réactions en chaîne liées à l'endiguement, l'enfoncement du lit du fleuve et de la nappe est connu depuis les années 1990. L'Isère, par exemple, s'est enfoncée de 14 mètres. Les premières expériences pour enlever les digues et rendre la divagation au fleuve ont eu lieu en Allemagne en 1995. « Mais, en France, les pressions sont trop fortes et les scientifiques pas assez écoutés, souligne Gudrun Bornette, professeur à l'université de Lyon 1. Même s'il y a une prise de conscience de l'importance du rôle du champ d'expansion des crues, ces vals inondables sont soumis à une pression très forte des propriétaires et des élus pour qu'ils restent en zone constructible. » Un plan ambitieux pour l'Isère, adopté cette année, prévoit de remettre en eau 3 500 ha de zones agricoles et naturelles, mais vise également
à effacer une dizaine de kilomètres de digues pour reconnecter la forêt alluviale à la rivière (voir Hydroplus n° 183, p. 8).
ZONES HUMIDES ET INONDATION, DEUX ENJEUX INDISSOCIABLES
Un fleuve sans crue est un fleuve mort. La crue fait partie intégrante de la vie du fleuve. Son lit majeur, nommé aussi plaine inondable, est destiné à accueillir les crues. Il absorbe
l'énergie de l'eau et peut contenir les crues même centennales. Pour garantir le bon fonctionnement hydraulique du fleuve, il faut maintenir des zones naturelles inondables, qui sont souvent des zones humides. Ces parcelles ont un rôle écrêteur des crues et forment des zones d'expansion de premier plan. On l'a souvent volontairement oublié. S'il a fallu un siècle pour artificialiser des zones humides, on ne sait pas combien de temps il faudra pour les restaurer.
« Il est dommage que les Sdage(3) prévoient encore deux chapitres séparés, l'un traitant de la géomorphologie des cours d'eau et l'autre de la réhabilitation des zones humides, regrette Jean-Pierre Berton, hydrobiologiste à l'université de Tours. Les deux sont indissociables. De même, d'un côté on prévoit une retenue collinaire alors que de l'autre on enlève une zone humide. » Selon Jean-Pierre Porcher, chef du département connaissance des milieux et des usages à l'Onema(4), « tout est lié et il faut mettre en place de nouveaux outils pour développer une vision transversale. C'est même indispensable pour répondre à la directive-cadre eau ».
La maîtrise foncière est essentielle dans la lutte contre les inondations, car elle permet d'acquérir les zones d'expansion nécessaires pour les crues. Dès 1993 et 1998, le WWF et la fédération des espaces naturels ont lancé le programme Life Loire Nature pour montrer l'intérêt de conserver un espace de liberté au fleuve. Plus de 4 400 hectares sont aujourd'hui acquis. Ces acquisitions foncières peuvent viser des terrains agricoles, comme sur le Vidourle. Elles se font aussi sur des zones
urbanisées. C'est le cas, par exemple, à Blois, où
la communauté d'agglomération rachète toutes les habitations construites dans le déversoir de la Bouillie. Une première en France.
Ces actions sont financées en majorité par le fonds Barnier. On pourrait aussi imaginer une structure du type de celle du conservatoire du littoral. « Ce fonds existe déjà. Nous avons un budget de 24 millions d'euros en 2008 pour la restauration des zones humides et des milieux aquatiques qui n'est pas utilisé, rétorque Aïcha Amezal à l'agence de l'eau Seine-Normandie. On aimerait qu'il y ait des actions plus fortes de la part des maîtres d'ouvrage en direction des zones humides, mais ils n'ont pas bien compris le lien entre zones humides et inondation. C'est notre mission de leur expliquer et de mettre en place les outils juridiques et techniques appropriés. »