Depuis quelques années, en France, la cohabitation n'est plus de mise entre l'eau du robinet et les eaux minérales ou de source en bouteille : la hache de guerre est déterrée. Il semble que l'on ne puisse plus faire la promotion d'un de ces produits sans mettre en avant les faiblesses supposées ou réelles de l'autre. Et à ce petit jeu, les protagonistes ne se battent pas à armes égales. La comparaison des investissements consacrés à la publicité ne laisse pas de doute sur qui est David et qui est Goliath dans cette affaire. Selon des chiffres fournis par TNS Media Intelligence, en 2007, l'investissement publicitaire pour les eaux en bouteille s'est chiffré à 85,5 M€, dont plus de 50,5 M€ pour les eaux minérales plates, et 3,4 M€ pour les eaux de source plates (le reste étant constitué des eaux gazeuses, des eaux plates aromatisées, etc.). À côté de cela, le budget de la FP2E pour la campagne "Merci à l'eau !" menée en 2005 était de 2 M€ et les dépenses de communication des collectivités locales pour promouvoir leur eau ne s'élèvent pas à plus de quelques dizaines de milliers d'euros (100 000 € sur trois ans pour une des collectivités les plus actives dans ce domaine : Besançon).
UNE QUESTION D'IMAGE
Il faut dire que les enjeux ne sont pas les mêmes. Les producteurs d'eaux embouteillées doivent maintenir à tout prix leurs parts de marché sur un secteur en perte de vitesse. Pour les distributeurs d'eau, les intérêts économiques sont négligeables, c'est surtout une question d'image de l'eau. L'usage « boisson » ne représente en effet que moins de 1 % de l'eau de réseau consommée en France : si les Français boivent plus d'eau du robinet, cela n'a pratiquement aucune incidence sur les volumes vendus. Pour les élus locaux, dans un contexte de politisation de la gestion de l'eau, il y a autour de cette question un enjeu de valorisation du service public. Et la promotion de l'eau publique est d'autant plus légitime que les bouteilles plastiques représentent 200 000 t de déchets que les collectivités ont à collecter et éliminer (environ la moitié de ces bouteilles sont recyclées selon Eco-Emballages).
DÉFINITIONS PRÉALABLES
L'eau minérale, l'eau de source et l'eau du robinet sont des produits différents, tous très contrôlés, faisant l'objet de toutes les attentions par leurs producteurs, et relativement sûrs puisqu'ils répondent dans la quasi-totalité des cas aux exigences de la réglementation. Quelques rappels avant d'entrer dans le détail des propriétés de ces produits et de leurs stratégies de promotion.
Issues de nappes d'eaux souterraines profondes, les eaux dites de source sont des eaux naturellement propres à la consommation humaine. Les normes de qualité qui s'appliquent sont les mêmes que pour l'eau du robinet et il arrive qu'une même nappe serve à la fois pour l'alimentation en eau potable d'une collectivité et pour l'embouteillage en eau de source. La principale différence réside dans le fait que les eaux de source ne doivent subir ni potabilisation ni désinfection.
Les eaux minérales sont également issues de nappes souterraines profondes et préservées, mais elles ont des propriétés particulières : des teneurs en minéraux qui leur confèrent des vertus thérapeutiques reconnues par l'Académie de médecine. Comme pour les eaux de source, elles ne peuvent pas être traitées. L'arrêté du 10 novembre 2004 fixe les limites de concentration pour les nitrates, nitrites et quatorze métaux. Pour la plupart, ces normes sont identiques à celles de l'eau du robinet, certaines sont plus souples (baryum, cyanures, fluorures, manganèse), d'autres plus sévères (cadmium, cuivre). Certaines eaux minérales ont des caractéristiques minérales extrêmement prononcées qui ne seraient pas acceptables en eau potable et peuvent conduire à ce qu'elles ne soient pas recommandées pour une utilisation journalière. « Pour l'eau du robinet, nous avons des limites de qualité à respecter sur certains des paramètres qui constituent la minéralisation (fluor, sulfates, sodium, etc.), ce qui nous amène à "normaliser" l'ensemble de ces paramètres », précise Martine Vullierme, responsable de la commission scientifique et technique de la FP2E.
DE MULTIPLES ANALYSES
L'eau du robinet est le produit alimentaire le plus surveillé : elle est soumise à de multiples analyses depuis son origine jusqu'au robinet et à des contrôles quotidiens pour garantir sa conformité aux normes sanitaires. Produit éminemment local, il n'y a pas une mais des eaux du robinet, qui respectent dans l'immense majorité des cas, sauf accident ou cas particuliers, les normes de potabilité. Les teneurs en nitrates, pesticides, plomb peuvent être très basses ou frôler les limites de potabilisation, qui sont, il faut le rappeler, définies en appliquant le principe de précaution. Ainsi, la valeur limite en pesticides pour l'eau potable a été établie par la réglementation européenne sur une base vingt fois plus sévère que les recommandations de l'OMS, ce qui correspondait à l'époque à la limite de détection.
On peut ajouter que les producteurs d'eaux minérales ont généralement acheté, ou au moins sécurisé par des politiques de protection, les terrains situés dans leurs zones d'impluvium (zone d'infiltration de l'eau alimentant l'aquifère), alors que la réglementation sur les périmètres de protection des captages utilisés pour l'adduction publique n'est pas appliquée partout. Cependant, avant de faire des généralités, il faut prêter attention à ce que l'on compare. Beaucoup de ressources de grande qualité utilisées pour produire de l'eau du robinet sont bien protégées. Ainsi la Ville de Mulhouse et le Syndicat mixte du barrage de Michelbach ont acheté autour des sept points de captage et des rives de la rivière Doller plus de 125 ha sur lesquels toute activité polluante est interdite : l'usage des phytosanitaires, d'engrais azotés, et même l'élevage.
Toutes ces eaux sont donc relativement sûres, même si toutes les précautions prises pour préserver leur qualité ne permettent jamais d'éradiquer tout risque d'accident. C'est valable évidemment pour l'eau potable, mais aussi pour les eaux minérales et de source qui ne sont pas à l'abri de connaître des problèmes à l'embouteillage ou des développements bactériens en cas de mauvais stockage.
Les 22 % des Français qui ne se déclarent pas satisfaits de l'eau du robinet (baromètre C.I.EAU/Sofres 2008) font valoir deux principales critiques : le goût et le calcaire. « Le reproche souvent formulé contre l'eau du robinet est son goût de chlore. Il faut rappeler que la désinfection est une obligation réglementaire qui permet de garantir la bonne qualité bactériologique de l'eau. Dans les grands réseaux, on peut même être amené à faire de la rechloration pour maintenir cette qualité », explique Martine Vullierme. De nombreuses recherches ont porté sur la modélisation de la décroissance du résiduel de chlore dans les réseaux : cela permet de maintenir l'efficacité de la désinfection en gérant mieux les quantités de chlore, donc de limiter le goût. « Nous travaillons aussi énormément sur l'identification des substances donnant un goût à l'eau : des campagnes de dégustation ont été menées, dans le but de faire formuler aux gens les goûts perçus », ajoute-t-elle. Enfin, des travaux de modélisation sont réalisés sur « l'âge » de l'eau afin de minimiser les temps de séjour dans les réseaux. « Ce paramètre "goût" n'est pas le premier objectif d'un distributeur, mais c'est néanmoins un grand sujet de préoccupation et beaucoup d'efforts sont réalisés. »
APRÈS LE GOÛT, LE CALCAIRE
Sur le calcaire, c'est le grand paradoxe. Les consommateurs considèrent souvent que l'eau du robinet est très calcaire, puisqu'ils voient les dépôts qui se forment sur leur évier et dans leurs équipements (chauffe-eau, machine à laver, etc.). Certains préparent leur thé à l'eau minérale, pensant qu'elle est moins calcaire. Or l'eau du robinet, à l'exception de quelques régions, est en général très douce : de l'ordre de 120 mg/l de calcium et/ou de magnésium et parfois moins (90 mg/l pour l'eau distribuée à Paris), contre 555 mg/l pour Hépar, 489 mg/l pour Contrex, 202 mg/l pour Vittel, 78 mg/l pour Evian... Parmi les eaux minérales, Volvic est pour ainsi dire la seule à avoir de faibles teneurs en calcium (9,9 mg/l), ce qui, selon les vertus recherchées, peut constituer un avantage comme un inconvénient... « Techniquement, le calcaire est plutôt bon pour les canalisations (film protecteur) et pour la santé des consommateurs (calcium). Jusqu'à présent, la philosophie des distributeurs était de considérer l'adoucissement comme un traitement de confort. Cette situation pourrait changer avec les préoccupations du développement durable. Il faudra faire une analyse globale du coût économique et environnemental de la dureté de l'eau (davantage d'énergie consommée pour chauffer l'eau, utilisation d'anticalcaire, renouvellement des équipements entartrés, etc.) et cela pourrait encourager un recours aux techniques d'adoucissement sur les usines de traitement de l'eau », remarque Martine Vullierme.
RETOURNEMENT DES HABITUDES
Avec -6,5 % en 2007 et -5 % en 2008, le marché des eaux en bouteille en France n'est pas en grande forme. Il avait déjà été malmené à la fin des années 1990 par l'arrivée de Cristaline, petit poucet qui s'était fait une place parmi les grands avec un positionnement prix très compétitif et une communication décalée, et par la montée en puissance des marques distributeurs. Aujourd'hui, ce marché boit la tasse et ce serait la faute de l'eau du robinet. Le baromètre C.I.Eau/TNS Sofres a enregistré un retournement des habitudes de consommation en faveur de l'eau du robinet à partir de la fin 2006, qui s'est confirmé depuis : aujourd'hui 56 % des Français (-4 % par rapport à 2007 et -7 % par rapport à 2006) déclarent boire de l'eau plate en bouteille au moins une fois par semaine, dont 40 % (-3 % par rapport à 2007) plusieurs fois par jour. « On voit sur les courbes que ce phénomène commence avec les périodes de grande chaleur et de canicule, pendant lesquelles les rayons des eaux en bouteille sont dévalisés dans les supermarchés. À mon sens, les gens ont redécouvert qu'à ce moment-là, l'eau du robinet était bonne, ce qui les a conduits à acheter moins d'eau en bouteille par la suite. Il y a aussi évidemment eu un effet prix. Et puis la campagne de l'Ademe et toute la communication autour de la réduction des déchets a sans doute aussi joué un rôle », analyse Monique Chotard, directrice du C.I.Eau. L'eau du robinet a aussi été plus fortement promue ces dernières années : campagne d'Eau de Paris, de la FP2E, du Sedif (qui mettait en avant la disponibilité 24h/24, le prix modique, l'absence de déchet : "Quelle marque distribue un milliard de litres chaque jour et pas une seule bouteille ?") et puis de nombreuses petites actions locales : diffusion de carafes, embouteillage d'eau du robinet, voire gazéification. À Mulhouse, l'eau de la ville, qui provient de la nappe phréatique d'une rivière, le Doller, épargnée par les pollutions d'origines agricole et industrielle, a obtenu en 2005 l'appellation « eau de source ». L'arrêté préfectoral autorise la ville à gazéifier son eau et à en embouteiller 8 000 litres par an. Les bouteilles sont distribuées aux Mulhousiens et utilisées dans les réceptions de la municipalité. « L'absence de traitement de l'eau potable mulhousienne, cas extrêmement rare en France, rendait possible son appellation, expliquait Bernard Finck, directeur du service municipal des eaux lors du lancement de cette opération. La mise en bouteille et la gazéification constituent une opération promotionnelle ponctuelle, l'objectif étant bien sûr que les habitants n'hésitent pas à consommer l'eau directement au robinet. » De son côté, Besançon a fait coup double, d'abord en 2006 avec une campagne d'affichage, la diffusion de 8 000 carafes "Bizontine plate" et la déclinaison de la marque sur de nombreux supports, puis en 2008 avec le lancement de la "Bizontine pétillante" vendue en bouteilles en verre consignées et disponible dans les bars et restaurants. Résultat : une augmentation de 16 % en quatre ans de la consommation d'eau du robinet comme eau de boisson, soit environ 3 000 000 de bouteilles économisées chaque année.
DES IMAGES BROUILLÉES
Ces campagnes de promotion offrent aux collectivités la possibilité de rappeler les enjeux de l'eau et de justifier le prix de son service. Mais ce sont des actions modestes et dispersées. Leur attribuer le recul des ventes d'eaux en bouteille semble quelque peu exagéré. L'explication principale tient sans doute plus au pouvoir d'achat.
S'il y a une morale à tirer de cette histoire, c'est que la polémique lancée par « l'affaire Cristaline » n'a conduit qu'à brouiller une perception déjà confuse des consommateurs sur les différentes eaux. Auparavant, la publicité des eaux embouteillées véhiculait une image positive, sur un registre symbolique (pureté, nature) et avec un message optimiste. La donne a changé quand Cristaline a voulu se démarquer. Après avoir axé sa communication dans un premier temps sur le prix, l'industriel, agacé semble-t-il par la campagne du Sedif marchant un peu sur ses plates-bandes en mettant en avant le prix modique de l'eau du robinet, a lancé la campagne qui a fait scandale (voir illustrations p. 22). Trois visuels s'attaquaient frontalement à l'eau du robinet avec des messages chocs. "Qui prétend que l'eau du robinet a bon goût ne doit pas en boire souvent" ou "Je ne bois pas l'eau que j'utilise", avec un visuel montrant des toilettes barrées d'une croix rouge, jouant ainsi sur une confusion que tous les efforts d'information auprès du grand public n'ont jamais réussi à vaincre (55 % des Français croient encore que l'eau potable est issue d'un recyclage des eaux usées) ou encore "Je ne fais pas d'économie sur l'eau que je bois", avec un visuel suggérant la pollution de l'eau du robinet par les nitrates et le plomb. Des affirmations fausses et osées car, malgré les protections naturelles dont bénéficient les eaux de source, on ne voit pas bien ce qui pourrait empêcher les ressources dans lesquelles puise Cristaline (en réalité plus d'une vingtaine de sources dans toute la France) d'être elles-mêmes touchées par des pesticides ou des nitrates (en restant en dessous des limites de qualité des eaux destinées à la consommation humaine), si les mêmes ressources ou d'autres situées dans le même secteur, exploitées pour l'adduction publique, peuvent être concernées par un tel problème.
UN BROUHAHA MÉDIATIQUE
Collectivités et distributeurs d'eau se sont légitimement sentis dénigrés par cette campagne, mais les autres protagonistes leur renvoient toujours la responsabilité du premier tacle. Ainsi, on peut trouver sur le site du Syndicat des eaux de source le commentaire suivant : « Depuis quelques années, notre industrie fait l'objet de campagnes de dénigrement, voire d'attaques directes de divers opérateurs publics et privés dont les motivations sont loin d'être claires [...]. Pour parvenir à leurs fins, il s'agit de culpabiliser le consommateur, sous le couvert d'un hypothétique bénéfice environnemental, qui reste d'ailleurs à démontrer. » En septembre dernier, dans un article du magazine LSA, Jean-Pierre Deffis, président de la Chambre syndicale des eaux minérales (CSEM), évoquait de son côté « un brouhaha médiatique qui a donné des informations diverses, souvent erronées et parfois dénigrantes sur les eaux minérales, sous le couvert de l'habit vertueux de l'écologie ». C'est ce brouhaha qui aurait poussé les consommateurs, désorientés, à se tourner vers d'autres boissons (eau du robinet, sodas...).
UN INVESTISSEMENT CONFIDENTIEL
Sans vouloir chercher plus loin qui a déclenché les hostilités, on peut conclure qu'une communication de type comparative s'appuyant sur des arguments négatifs (le concurrent est moins bien que moi), ne valorise pas le produit et n'atteint pas le but escompté. La campagne publicitaire lancée en septembre par la Chambre syndicale des eaux minérales (CSEM) pour tenter de stopper l'érosion des ventes de ses adhérents a intégré cette analyse puisqu'elle ne porte pas d'attaque frontale. « La campagne avait pour objectif de répondre à la perte de repères des consommateurs, c'est pour cela que le message rappelle les spécificités des eaux minérales : naturellement pures, un site unique et protégé, une composition constante... », détaille Béatrice Adam, déléguée générale de la CSEM. Néanmoins, le choix de l'accroche "Que savez-vous de l'eau que vous buvez ?" et la réponse "Avec l'eau minérale, tout est transparent" laisse encore à désirer puisqu'il sous-entend que d'autres eaux pourraient être plus opaques. En outre, la transparence invoquée par la CSEM ne s'étend pas à l'investissement qu'a représenté cette campagne publicitaire qui, lui, est « confidentiel »