Au cours des vingt dernières années, la part des eaux usées traitées en station d'épuration a augmenté et le niveau de traitement s'est amélioré, décuplant le volume des boues produites. Le Syndicat interdépartemental pour l'assainissement de l'agglomération parisienne ( Siaap) note ainsi que sa production de boues a crû de 40 % entre 2004 et 2010. Il estime que le volume bondira à nouveau de 40 % d'ici à 2020.
Parallèlement, l'interdiction à partir de 2015 de l'enfouissement de ces boues en centre technique, hors pollutions exceptionnelles, impose de trouver des solutions de valorisation, puisque près de 8 % des boues sont encore enfouies.
Deux grandes voies de valorisation sont aujourd'hui possibles : la voie agricole et la voie énergétique. Les filières de valorisation, en revanche, sont nombreuses : épandage direct, compostage avant épandage, séchage puis épandage de granulés ou incinération, digestion puis compostage ou incinération, thermolyse, oxydation par voie humide (OVH), etc. Les collectivités préfèrent généralement l'épandage direct, qui est la solution la moins coûteuse, même si elle se révèle encore fragile.Plus de 70 % des boues d'épuration sont valorisées en agriculture. Premier choix en termes économiques, cette option est toutefois très dépendante du contexte politique et social.
VERS UNE MEILLEURE ACCEPTATION
L'adhésion à l'épandage par les agriculteurs, dont dépend toute la filière, a été rendue possible par la mise en place dans la loi sur l'eau de 2006 du fonds de garantie, qui permet l'indemnisation des agriculteurs en cas de calamité agricole. Ils sont aussi rassurés par les plans d'épandage, qui garantissent une traçabilité de toutes les boues épandues directement (hors compostage). De nombreuses études se sont attachées à mesurer les polluants présents dans les boues ainsi que leur valeur agronomique, et ont prouvé tant leur innocuité, sur les polluants analysés, que leur intérêt pour les terres.
L'acceptation sociale de la valorisation agricole est elle aussi la plupart du temps acquise, alors que l'opposition était très grande il y a une quinzaine d'années. Ce résultat a notamment été rendu possible par le développement du compostage, qui a connu un réel essor « après l'interdiction du stockage des boues pâteuses et malodorantes en bord de champs », note Paul-Antoine Sebbe, directeur commercial de Sede Environnement. Les boues compostées ne présentent plus les odeurs caractéristiques des boues d'épuration, ce qui règle les problèmes de voisinage. Mélangées à des déchets verts, stabilisées, les boues sont mieux tolérées. « De plus en plus, les collectivités se tournent vers cette solution car le compost a une bonne image », explique Didier Crétenot, directeur des technologies boues à la direction technique de Veolia Eau.
L'OPÉRATION TABOU(E) STORY
La professionnalisation des pratiques d'épandage va dans le même sens. « Dans le Haut-Rhin, des agriculteurs se sont spécialisés dans la prestation de service pour réaliser l'épandage des boues et des composts. Ils réalisent des chantiers propres et de qualité, ce qui est important car l'épandage est la seule partie de la filière visible du grand public », souligne Nathalie Valentin, directrice du Syndicat mixte recyclage agricole du Haut-Rhin ( SMRA68). Dans ce département, un audit a étudié dès 1997 la perception de l'épandage par les agriculteurs et les élus. Il a notamment mené à l'apparition de « tabou(e) story », une opération d'information portée par un collectif départemental. « Menée originellement auprès des agriculteurs et des élus, elle a ensuite été étendue au grand public, et plus précisément aux enfants. Il est difficile de mesurer son impact direct. Mais pour les agriculteurs, la sensibilisation est devenue un outil indispensable au maintien de la valorisation agricole des boues d'épuration », explique Nathalie Valentin. Pour elle, l'intérêt de cette campagne est aussi de faire s'asseoir autour d'une même table des interlocuteurs variés : le SMRA68, les prestataires de valorisation des boues, les collectivités, la chambre d'agriculture. « C'est un lieu d'échanges, y compris entre concurrents », poursuit-elle. Un dialogue qui garantit une certaine confiance mutuelle, indispensable pour pérenniser la valorisation agricole.
GARANTIE DE SERVICE ASSURÉE
En outre, « sur ces produits de plus en plus élaborés, nous pouvons assurer une garantie de service, appréciée des agriculteurs », souligne Lionel Bénard, de la direction santé et environnement du Siaap.
Pourtant, le développement du compostage fait de nouveau s'élever certaines inquiétudes chez les agriculteurs.
PASSAGE DU DÉCHET AU PRODUIT
Les collectivités qui font le choix de cette filière cherchent généralement à produire un compost normalisé. Conformément à la législation française, ce dernier, obéissant à la norme NFU 44-095, sort de la catégorie déchet pour devenir un produit. « Il peut être utilisé pour revégétaliser des terrains ou entretenir des espaces verts, ou être vendu à des agriculteurs demandeurs, par exemple dans les grandes régions céréalières. C'est le débouché principal. La normalisation est particulièrement intéressante pour les collectivités soumises à des contraintes environnementales qui interdisent l'épandage direct : lorsqu'elles sont en montagne, en zone de production vinicole, en bord de mer, en zone d'excédent structurel... », détaille Benjamin Moquet, directeur du pôle sous-produits de la région ouest de Saur.
Pour la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), le passage des boues du statut de déchet à celui de produit n'est cependant pas une bonne chose, car l'épandage du compost normalisé ne fait pas l'objet d'un suivi et les agriculteurs qui l'utilisent ne bénéficient plus du fonds d'indemnisation. En outre, la FNSEA craint que les composts ne soient pas assez contrôlés. « Les contrôles sont réalisés par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes [ DGCCRF], et ils ne sont pas toujours suffisants. Certains sites peuvent proposer des produits de mauvaise qualité. Il faut donc s'assurer que le producteur de compost est sérieux », souligne de son côté Paul-Antoine Sebbe.
TRAÇABILITÉ ASSURÉÉ
Il est certain que la filière de valorisation agricole « reste fragile ; malgré tout ce qui peut être entrepris localement, il suffirait d'un incident d'envergure, même ailleurs en France, pour la remettre en question », d'après Nathalie Valentin. Dans le Haut-Rhin, la traçabilité des composts même normalisés est pourtant assurée, à la demande du SMRA68. Une situation plutôt privilégiée. Mais cela ne lève pas toutes les inquiétudes. Des questions se posent sur la présence dans les boues de micropolluants émergents, comme les résidus de médicaments. Comme le dit Louis Cayeux, sous-directeur développement durable à la FNSEA, « la valorisation des boues ne peut pas se faire au prix de la dévalorisation des terres agricoles ».
L'arrêté du 8 janvier 1998, qui définit les conditions techniques de l'épandage et fixe les taux en polluants admissibles pour cette voie de valorisation, prend en compte nombre de métaux et certains micropolluants organiques, mais la liste de polluants qui pourraient être retrouvés dans les boues s'allonge au fur et à mesure que la science avance. « Nous avons décidé de participer à une étude avec l'Ineris et le Syndicat des professionnels du recyclage en agriculture pour évaluer le risque sanitaire de l'épandage des boues lié à la présence éventuelle de ces substances émergentes », témoigne ainsi Michel Riotte, conseiller scientifique au Siaap. De telles études sont complexes, en raison des très faibles concentrations en polluants et de la complexité de la matrice.
Avec le développement du compostage, ce sont les plates-formes de traitement elles-mêmes qui se voient parfois contestées. La construction d'une installation de compostage nécessite en effet une enquête publique. À Saint-Bonnet-de-Mure, en Rhône-Alpes, une association s'est ainsi formée exprimant clairement ne pas être opposée à l'épandage, mais vouloir préserver le cadre de vie des habitants de la commune.
SANS CLOUS NI BOIS TRAITÉS
Par ailleurs, une contrainte économique pèse de plus en plus souvent sur cette filière : la rareté des déchets verts de qualité. Tous les déchets verts ne sont pas adaptés : il ne faut pas qu'il y ait de clous ou de bois traités, par exemple. Les stations de compostage - des boues d'épuration, des ordures ménagères... - se font désormais concurrence pour attirer cette ressource stratégique. Dans plusieurs régions, les palettes de bois broyées et débarrassées de leurs clous peuvent devenir un produit vendu aux plates-formes de compostage. Autant de circonstances pouvant remettre en cause le modèle économique des installations, qui risquent d'être paralysées si les déchets verts viennent à manquer. « Il y a plus d'installations de compostage que de déchets disponibles, surtout de déchets verts. C'est notamment vrai dans l'est de la France », signale Paul-Antoine Sebbe. Certaines stations peuvent être tentées de produire un compost de moindre qualité, menaçant dès lors la crédibilité de la filière.
UNE FAUSSE PANACÉE
Le compostage, vu parfois comme la panacée, est donc lui aussi soumis aux aléas de l'opinion publique et de la concurrence économique. Les collectivités doivent en être conscientes pour monter un projet le plus solide possible. À cela s'ajoute le coût élevé de cette solution par rapport à l'épandage. Résultat, « certaines collectivités reviennent à l'épandage direct, grâce à l'amélioration des outils de déshydratation des boues. Il devient à nouveau possible de stocker les boues déshydratées au bord des champs tout en respectant la loi sur l'eau », relate Paul-Antoine Sebbe.
D'autres cherchent à se rendre moins dépendants de la valorisation agricole. L'une des solutions est l'incinération des boues. Là encore, certains obstacles existent, tant politiques qu'économiques. La valorisation agricole est encouragée par les pouvoirs publics (Gouvernement, Ademe), contrairement à l'incinération qui se révèle aussi bien plus coûteuse que l'épandage et, parfois, que le compostage.
L'incinération des boues souffre, en outre, de l'image négative de l'incinération des ordures ménagères. « Des craintes apparaissent concernant les émissions incinérateurs de boues en dioxine et furanes, alors que lors de leur combustion les boues en produisent très peu », explique Lionel Benard. Pour installer un incinérateur sur l'usine de Noisy-le-Grand, le Siaap a dû mettre en place une mesure en semi-continu des composés, et publier ces données sur son site Internet. Il a ainsi désarmé les plus inquiets : « Nous avons montré qu'avec un traitement des fumées, les valeurs sont de 100 à 1 000 fois inférieures aux normes », explique Michel Riotte.
CONTEXTE POLITIQUE ET SOCIAL
Mais cette stratégie n'a pas été possible partout : à Achères, le projet d'incinérateur de boues a été rejeté par l'association qui s'était peu de temps auparavant mobilisée contre un projet d'incinérateur d'ordures ménagères. Le contexte politique local, bien particulier, a donc fermé une voie de valorisation.
Face à ce problème, une autre solution peut être l'OVH : soumises à une pression et à une température élevée, les boues sont « brûlées » dans un réacteur par injection d'oxygène pur. Cela ne produit plus de fumées, d'où une meilleure acceptation sociale. Le procédé, installé par Veolia Eau à Bruxelles et à Épernay, par exemple, peine cependant encore à convaincre les collectivités de par sa technicité.
Côté bilan environnemental, l'incinération sans valorisation énergétique présente en outre l'inconvénient de brûler de la matière organique. Une solution est de digérer les boues au préalable et d'associer à l'incinération une valorisation de l'énergie de combustion « pour en tirer une valorisation maximale, note Didier Crétenot. De plus en plus, la digestion s'imposera sur les stations d'épuration ». Mais aussi sur les sites des prestataires extérieurs. Ainsi, Sede Environnement prévoit de construire en 2011 son premier méthaniseur industriel, sur Artois Compost, son plus gros site de compostage. Cette installation traitera 20 % de boues urbaines, le reste étant réservé aux boues et sous-produits agroalimentaires.
UNE OU PLUSIEURS FILIÈRES ?
Sur ce marché où le pouvoir méthanogène des matières est décisif, les digesteurs cherchent les ressources les plus riches, quitte à les payer au prix fort. Les boues d'épuration ne sont malheureusement pas les matières les plus intéressantes dans ce domaine ; au contraire, les stations d'épuration ajoutent souvent d'autres matières pour optimiser la production de biogaz par codigestion. Là encore, « il y aura de plus en plus de compétition sur les déchets ayant une valeur énergétique », explique Benjamin Moquet.
Face à ces incertitudes, les exploitants se tournent vers le multifilière. « Il faudrait réserver l'épandage aux petites stations d'épuration rurales, qui ont peu de moyens, plaide Didier Crétenot. Quant aux plus grandes villes, elles peuvent aller vers la valorisation agricole sans parcourir trop de distance, puis diversifier leurs filières de traitement. »
La stratégie suivie par le Siaap est effectivement tournée vers la diversification. Il varie tout d'abord le type de boues produites afin d'augmenter le spectre des débouchés : épaissies, semi-épaissies, compostées, séchées. Un dossier de demande d'homologation a été déposé pour une sélection de ces boues séchées en vue d'une autorisation provisoire de vente, ce qui permettra de les distribuer, tout comme un compost normé.
POUR LA BIOMASSE COMBUSTIBLE
Le syndicat explore aussi de nouvelles filières, comme l'épandage en forêt ou la reconstitution de sols pollués. « Mais le cadre réglementaire est encore insuffisant. Le décret de 1998 relatif à la valorisation des boues les rendait possibles, mais il n'y a pas eu d'arrêté d'application », précise Lionel Bénard. Le Siaap milite par ailleurs pour la reconnaissance des boues comme « biomasse combustible ». Cela permettrait son utilisation, non seulement dans des incinérateurs, mais aussi dans des installations de combustion, aux normes de rejet différentes.
DIVERSIFICATION DES PLATES-FORMES
Les grandes collectivités ne sont pas les seules à pouvoir envisager cette diversification des filières : des prestataires de services comme Sede Environnement (groupe Veolia Environnement), Terralis (groupe Suez Environnement) et Valbé (groupe Saur), mais aussi de plus petits acteurs privés, possèdent leurs propres stations de compostage, sur lesquelles ils peuvent traiter des boues de stations d'épuration. L'installation d'une méthanisation sur le site d'Artois Compost illustre une stratégie intéressante de diversification des plates-formes : « Notre site recevra des déchets de nature variée, que nous orienterons, soit vers le compostage, soit vers la méthanisation puis le compostage. Le but est de proposer aux clients plusieurs valorisations possibles », explique Paul-Antoine Sebbe.
Ces prestataires proposent en outre aux collectivités qui ne possèdent pas leur outil de valorisation de prendre en charge leurs boues, soit pour les traiter sur leurs propres sites, soit pour les diriger vers d'autres structures (cimenteries ou centres de valorisation énergétique des déchets pour incinération, par exemple). Ils possèdent aussi souvent des outils mobiles de déshydratation des boues. « En dehors de l'épandage direct, toutes les solutions alternatives de valorisation nécessitent une déshydratation des boues. Pour avoir une approche multifilière, la collectivité doit produire des boues pâteuses », explique Benjamin Moquet.
PRISE EN CHARGE SUR MESURE
La communauté urbaine du Grand Toulouse (CUGT), de son côté, a souhaité « sécuriser totalement » la filière de son usine principale Ginestous Garonne (950 000 EH). Elle y a installé des procédés de séchage thermique et de compostage et une unité d'incinération dédiée - et son exploitant Veolia Eau y a également installé une unité pilote d'OVH qui est aujourd'hui arrêtée. C'est le résultat d'une histoire qui a démarré par le retrait d'un dossier de demande d'autorisation du plan d'épandage en 1997 : le transport de boues liquides avait provoqué des nuisances contre lesquelles riverains et agriculteurs s'élevaient.
COMPLÈTEMENT AUTONOME
La collectivité a alors « fait le choix du multifilière, avec une unité de compostage et une autre de séchage thermique. Mais notre nouveau plan d'épandage en 1999 a de nouveau été contesté. Tout en maintenant une valorisation agricole de nos boues prédominante, nous avons alors décidé de rendre notre filière boues autonome », raconte Jean-Charles Laclau du Grand Toulouse. La collectivité a implanté une unité d'incinération qui traite aujourd'hui 40 % des boues produites. Son arrêté d'exploitation l'autorise à incinérer la totalité du gisement dans des conditions très spécifiques telles que l'impossibilité de recourir à la filière agricole. Cet investissement a coûté 33 millions d'euros : « Il garantit le secours total de la filière, ce qui a inévitablement un coût... », reconnaît le responsable d'exploitation du Grand Toulouse.
D'une manière générale, la valorisation agricole a de beaux jours devant elle. Elle exigera cependant toujours plus de communication de la collectivité et de traçabilité, et restera dépendante des résultats des recherches sur les micropolluants. Si un risque était avéré, il faudrait se tourner vers une valorisation thermique massive, à laquelle la France n'est pas préparée.