Pas question de revivre les affres du porte-avions Clemenceau. L'armée se met au garde-à-vous pour préparer le démantèlement de son arsenal hors d'usage. L'enjeu : traiter proprement 270 000 tonnes de matériels.
En cours de déchiquetage sur un chantier anglais, la coque de l'ex-Clemenceau ne sera bientôt plus qu'un souvenir. Mais son dernier fait d'armes aura été, en quelque sorte, d'avoir su réveiller les plus hautes sphères de l'État et d'attirer leur attention sur la fin de vie du parc d'armement. Du fait d'une accélération du phénomène d'obsolescence de ces matériels et de politiques successives de réductions des armées, ce parc s'accroît au rythme de milliers de tonnes par an. Une fois retirés du service actif, si l'État n'en a plus l'usage et qu'ils ne sont pas cédés, ils deviennent des déchets relevant, entre autres, du code de l'environnement. À l'abri des bases militaires, ce parc est invisible au public, à l'exception des vieux navires hantant les cimetières portuaires de Brest, Toulon ou Landévennec. Plus il vieillit, plus son transport sera, à terme, délicat. Des contraintes environnementales motivent aussi la décision de l'assainir. S'y ajoute enfin du bon sens car les bases, en plein branle-bas de combat à l'heure de la refonte de la carte militaire, n'ont évidemment pas vocation à se remplir de matériels décrépis.
« Il y a trop d'équipements hors d'usage, car leur traitement s'est fait au fil de l'eau. Seules les munitions, du fait des risques pyrotechniques liés au vieillissement et aux contraintes particulières de stockage, ont été régulièrement détruites », éclaire Xavier Lebacq. Fraîchement retraité, cet ingénieur général de l'Armement (IGA), ex-directeur de la Mission interministérielle sur le démantèlement des navires (MIDN) et auteur d'un rapport sur la fin de vie de ces matériels (lire encadré p. 29), n'a pas chômé. Dans le cadre d'une mission conduite en 2008, il a inventorié les stocks existants et les flux à venir. Et il a abouti à un chiffre à faire défaillir un ministre : pas moins de 270 000 tonnes de matériels attendent d'être éliminés ! Avec sa centaine de navires et bâtiments auxiliaires à traiter, la Marine pèse sur plus de deux tiers du tonnage. En nombre, l'armée de terre domine avec plus de 250 000 unités d'équipements à démanteler. Mais pourquoi les avoir stockés si longtemps ? « Parce qu'ils avaient la place et que c'était le cadet de leurs soucis, tranche Luc Mampaey au sein du Groupe de recherche et d'information sur la paix ( Grip) basé à Bruxelles. La Belgique, premier pays du monde à avoir interdit les armes à sous-munitions, se décharge de la responsabilité du démantèlement sur des prestataires privés, en l'occurrence allemands et scandinaves. » Soit, mais n'est-ce pas dû à un manque de compétences au sein de l'armée ? En France, tel est l'argument avancé dans son rapport par la mission Lebacq, qui reconnaît que « les armées et leurs services de soutien n'ont pas été structurés pour prendre en compte l'organisation de démantèlements de masse ».
Le maître mot, pour l'armée, est l'efficacité opérationnelle, ce qui implique des opérations de maintenance et de modernisation très pointues. En marge de ces pratiques, une autre, moins glorieuse, consiste à pallier le manque de pièces de rechange via des prélèvements sur les engins en réparation. Quoi qu'il en soit, même si on comprend que le choix de déclasser des engins au rang de « vulgaire » déchet peut s'avérer cornélien pour les états-majors, il est clair que le potentiel de ceux-ci n'est pas infini. Les blindés en fin de vie, par exemple, sont soit confiés à un musée, soit vendus pour ferrailles, soit cédés à l'export ou sur un marché de l'occasion - réputé peu actif en France. La cession à l'export est sujette à polémique. En Suisse, la pression publique a récemment fait échouer une vente de chars. La législation y a été modifiée et, désormais, les centaines de blindés sont vendus pour ferraille dans le pays. Mais la file d'attente est encore longue : un bon millier d'engins plus légers reste à traiter.
Pour sa part, l'armée de terre française ne stocke « que » 200 vieux blindés. S'y ajoutent des milliers d'autres véhicules plus classiques, des stocks de matériels de génie (3 800 tonnes), d'outillage et de transmission (30 000 unités), etc. Le traitement des appareils en fin de vie sera facilité par sa relative concentration, dans des bases ou détachements de bases de soutien du matériel à Neuvy-Pailloux (Indre), Gien (Loiret) ainsi que dans des régiments de matériel ou bataillons du train (BT) comme le 526e BT de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). Même constat pour le parc d'avions et hélicoptères, chiffré à 400 unités en partie concentrées sur la base de Châteaudun (Eure-et-Loir), où on s'efforce d'optimiser les conditions de stockage. « Pour un recycleur de métaux, être situé non loin d'un tel gisement est un atout car le transport de ces engins pèse lourd dans le coût final de traitement », signale Philippe Geffriaud, fondateur de MRDPS, une PME implantée dans les Yvelines. Depuis 2002, ce ferrailleur se positionne sur ce « marché de niche, atypique mais prometteur et qui ouvre des portes une fois qu'on a su nouer des liens de confiance avec l'armée ».
Capable de rapatrier et démanteler des chars ou bouts d'avion (les réacteurs d'un Mirage trônent sur son site), il dispose d'une autorisation de commerce du matériel de guerre et est contrôlé tous les deux ans par des inspecteurs de l'armée, en plus des habituels contrôles auxquels son nouveau site de Freneuse sera soumis une fois classé ICPE, normalement ce mois-ci. Jusque-là, la petite quarantaine de blindés et dérivés qu'il a désossés lui ont été fournis par les Domaines. Rebaptisé France Domaine, ce service rattaché à la direction générale des Finances publiques de Bercy s'occupe en effet de vendre des biens cédés par l'État. En 2005, à l'instar d'autres recycleurs intervenant plus ponctuellement sur ce marché ( GDE ou l'ex-Bartin, absorbé par Veolia), il a profité d'une campagne de déstockage et décroché des marchés, « avec pour stricte consigne la destruction des engins à 100 %, avec une traçabilité totale ». À cet effet, il tient un registre décrivant les étapes de déconstruction, auquel la gendarmerie locale jette régulièrement un coup d'oeil. La première étape consiste à inspecter, mettre l'engin en sécurité et le démanteler. Deux jours de découpe à la presse-cisaille suffisent ensuite à réduire un titan de 30 tonnes en plaques de la taille d'une feuille A4, étonnantes au toucher du fait des multiples couches d'alliages qui les composent. Généralement, ce blindage mêle de l'acier à très haute dureté à des alliages en titane, en aluminium ou à des matériaux comme le verre, les céramiques voire le caoutchouc. « C'est de la grosse ferraille, dont la partie la mieux valorisée est celle qui entoure le canon », résume Philippe Geffriaud. La ferraille part chez l'aciériste Riva situé à deux pas, les déchets d'équipements électriques et électroniques (D3E) chez Cornec (également voisin), l'aluminium dans des installations d'affinage des métaux du quart nord-est de la France, les pneus présents sur certains modèles dans la filière Aliapur et les scraps de titane, lorsqu'ils peuvent être prélevés, intéressent les négociants pour le marché du ferrotitane. « En somme, on maîtrise les techniques et les filières existent », abrège-t-on chez Recordier, un recycleur basé dans le Vaucluse, qui confesse avoir démantelé plus d'une centaine d'engins militaires.
Seul l'amiante s'avère un casse-tête. « La plupart des matériels militaires sont amiantés et les Domaines les ont longtemps récupérés. Mais le décret de 1996 interdisant la vente de produits amiantés les a pris de court », explique Dominique Leroy, chef du bureau Environnement créé au sein de la direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives ( DMPA) du ministère. Dès lors, la tension est montée entre France Domaine, censé offrir un exutoire à ces matériels, et les services de soutien qui les collectent auprès des armées ; chacun considérant qu'il n'était pas de leur ressort de décontaminer ces matériels. « Il a fallu recadrer les choses et rappeler que le code de l'environnement s'applique autant au ministère qu'aux armées », indique le commandant Leroy. Depuis, l'heure est à l'apaisement : France Domaine et la Défense clarifient leurs relations. Du côté de la Marine, le retour d'expérience du démantèlement du Clemenceau a permis d'affiner stratégie contractuelle et savoir-faire en termes de remontée d'informations, de cartographie des substances dangereuses et de montage des opérations de démilitarisation, dépollution et démantèlement des coques dégradées. Par ailleurs, la DMPA diffuse des préconisations techniques aux armées et services de soutien, qui ont entamé des inventaires nécessitant de combiner approche documentaire (quand les documents existent) et expertise in situ. La DMPA est aussi au coeur d'un chantier réglementaire relatif à la procédure d'exemption défense sur Reach. Un chantier important car, selon Xavier Lebacq, « la traçabilité qu'impose cette réglementation incitera les industriels à réaliser, dès la conception de futurs matériels, des cartographies détaillées qui faciliteront leur démantèlement ».
Le matériel de guerre relevant d'un régime spécial, parfois difficilement compatible avec la réglementation sur les déchets dangereux, la direction des Affaires juridiques du ministère planche de son côté sur l'ajustement des textes aux besoins de cette jeune filière. Si la Marine est la plus en avance, l'armée de l'air progresse aussi : un dialogue s'esquisse avec les industriels, mais il manque des démonstrateurs et des projets pilotes comparables à ceux menés pour déconstruire les avions civils. De même pour les blindés : en France, on les ferraille mais, en Allemagne, ils sont valorisés plus finement. Il faut dire que le pays a dû prendre le taureau par les cornes car, après la chute du mur de Berlin, il a vu déferler des milliers de stocks d'armements en provenance de l'ex-RDA. Afin de respecter ses accords de limitation des armements, il a créé des sites capables de les neutraliser et de les déconstruire en masse. Certaines installations font référence. Par exemple, celle implantée sur l'ex-frontière est-allemande, capable de traiter plusieurs centaines de blindés par an. Ils y sont dépecés, et leur acier recyclé. Mais pas seulement : le réemploi ou la revente de certaines pièces y sont aussi privilégiés, si bien que la filière trouve là un modèle économique relativement stable et pérenne. De telles capacités n'existant pas ailleurs, ses voisins européens lui confient sans trop hésiter des lots entiers de blindés à traiter. « En France, on n'est pas à ce niveau de maturité, mais on ne part pas pour autant de rien. La dynamique actuelle est réelle et prendra tout son sens si l'on parvient à la maintenir et à financer les opérations. Un crédit de 100 millions d'euros a été débloqué à cet effet pour les six ans à venir. Vu les stocks, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Mais le papillon est sorti de sa chrysalide, il ne lui reste qu'à s'envoler », conclut Dominique Leroy.