1-DES PONDÉREUX DANS CHAQUE PORT
Le secteur des pondéreux, parce que leur transport est massifié, n'hésite pas à abandonner la route au profit du rail ou du fluvial. Malgré cet acquis, des défis sont encore à relever pour damer le pion au camion.
Minerais, charbon, granulats, céréales, engrais... Derrière le terme de pondéreux se cachent des matériaux très différents. Points communs : leur volume et leur densité sont importants, mais leur valeur à la tonne est souvent faible, de l'ordre de 20 euros pour les granulats. Pour que leur commerce reste compétitif, tout repose sur le transport, effectué en vrac. Idéalement, la proximité entre gisement et centre de consommation facilite celui-ci. « Mais sous l'effet des contraintes qui pèsent notamment sur les carrières, leur éloignement tend à s'accroître. L'enjeu est donc d'assurer une continuité de transport », observe Gilles Renaud, au département commercial de Ports de Paris.
Chez le géant céréalier Soufflet, Thierry Berger, directeur marketing du groupe, confirme qu'« être un bon logisticien est essentiel pour rester dans la course ». Pour transporter ses grains, Soufflet a recours au camion, mais dès qu'il peut massifier ses flux, il s'appuie sur le train ou le fleuve. Pour exporter vers l'Italie, il a opté pour le premier mode. Mais crise du secteur oblige, il y a rencontré de telles difficultés de logistique qu'il a dû prendre le taureau par les cornes et signer en septembre dernier un partenariat avec Réseau ferré de France. Le marché : en contrepartie de tonnages que Soufflet s'engage à convoyer, RFF réactive les lignes nécessaires. Ce type de rapprochement, jusque-là inédit et qui en dit long sur la santé du fret ferroviaire, le groupe Lafarge l'a aussi expérimenté. À cela, rien d'étonnant, puisqu'il est l'un des plus gros convoyeurs de granulats par trains (2,5 millions de tonnes par an), un mode surtout réputé pertinent pour les longs trajets (plus de 200 à 500 km).
Côté fluvial, ces deux entreprises disposent d'infrastructures rôdées, dont une malterie et des silos en bord d'eau pour Soufflet, avec des débouchés à l'export via le port de Rouen. C'est d'ailleurs vers cette plaque tournante des céréales européennes que l'agro-industriel ambitionne d'acheminer les trois quarts de ses flux par voie d'eau. Pour y parvenir, il doit relever le même défi que d'autres industriels - limiter coûte que coûte les ruptures de charge - et investit donc dans des outillages plus performants. Une manière aussi de se préparer à l'appel d'air qu'offrira en 2016 la mise en service du canal Seine-Nord Europe, véritable levier qui devrait permettre aux pondéreux français de séduire de nouveaux clients. « C'est tout l'intérêt du fleuve, une fois qu'on y est présent, cela ouvre des perspectives pour atteindre de nouveaux marchés », motive Thierry Berger.
À trajet égal, le fret fluvial de pondéreux est deux fois moins coûteux que le fret routier. Il est bien sûr plus lent : un trajet Paris-Le Havre prend 35 heures, un Lyon-Colmar huit jours. « Mais il est fiable et contrairement au train, son utilisation est peu contraignante. Il affiche une souplesse d'exploitation comparable à la route », assure Valérie Cornet, directrice logistique de Cemex Granulats. Sur la Seine, cet autre gros convoyeur de granulats (2 millions de tonnes par an) approvisionne aux trois quarts ses centrales à béton par le fleuve, avec un moindre bruit et un bilan écologique favorable. Autre atout de la barge : le long des ports, elle sert de stock flottant et libère de la place à quai. « Puis on l'utilise pour évacuer les déblais de chantiers vers les carrières, cette logistique du retour étant la base du fluvial », précise Gilles Renaud. Reste que ce mode a des faiblesses : des pratiques encore trop artisanales, des contraintes de navigabilité à ne pas négliger (écluses parfois fermées la nuit) et un manque persistant d'interconnexions au sein du réseau navigable. Par ailleurs, la flotte doit monter en capacité pour s'adapter au grand gabarit. Un pas que vient de franchir un autre cimentier, Calcia, en s'équipant d'un puissant automoteur qui lui permet de convoyer sur la Seine près d'un millier de tonnes de ciment par trajet, soit deux à trois fois plus qu'une barge classique.
L'essor du transport de pondéreux dépend de la dynamique exportatrice des ports maritimes. En pré et post-acheminement, la voie d'eau et le rail n'ont pas dit leur dernier mot. Dans un récent rapport, le député et premier adjoint au maire de Marseille, Roland Blum, préconise de mieux utiliser l'existant en attendant que d'importants chantiers aboutissent. Exemple de solution a priori simple à mettre en oeuvre : faciliter dans l'enceinte portuaire la circulation des bateaux fluviaux là où, pour l'heure, ils n'ont pas ou péniblement accès. Au port de Marseille, où plus de trois quarts des produits arrivent et partent par camions, le plus urgent est d'intensifier le transport combiné rail-route. Au port de Dunkerque, il faut moderniser le réseau ferré. Déjà, le rail y voit transiter la moitié des marchandises, surtout des pondéreux destinés à la Lorraine. « Avec nos 200 kilomètres de réseau, on est le premier pôle de fret ferroviaire français. Mais on a encore du pain sur la planche pour massifier, fluidifier, rationaliser les flux et moderniser le terminal à pondéreux », confie Daniel Deschodt, directeur commercial du port. Pour faire les bons choix et réfléchir à l'échelle européenne, une plate-forme d'innovation consacrée aux transports massifiés vient d'y être créée. Et signe que leur avenir intéresse, une dizaine de structures, dont des collectivités, des universités et des pôles de compétitivité, sont déjà partenaires de la structure.
2-LES DÉCHETS PAS COMPLÈTEMENT BARGES
À fort potentiel de croissance, le transport fluvial de déchets représente déjà 10 % du trafic de conteneurs sur la Seine. Mais pour séduire les non-initiés, des obstacles restent à lever.
Pour tout un chacun, qui dit déchet dit camion-benne. Le raccourci n'est pas faux : tous types confondus (ménagers, industriels, agricoles), les déchets sont transportés dans neuf cas sur dix par la route. À cela deux raisons. D'une part, les distances sont généralement faibles entre lieux de production, de transit et de traitement, ce qui avantage le camion. D'autre part, trop peu de sites sont connectés au rail ou au fleuve.
Dans une étude, le Sétra, un service technique du ministère de l'Écologie, pointe d'autres facteurs : une multiplicité d'acteurs par filière, qui ne facilite ni la massification ni le report modal, des modes de transport alternatifs peu concurrentiels sur le plan économique et le manque d'enthousiasme des élus. En outre, le Sétra estime que seule la partie massifiée du transport des déchets peut faire l'objet d'un report modal et qu'en phase de collecte, les possibilités sont limitées. « Chez les récupérateurs de ferrailles et métaux, rares sont ceux qui ont recours au fleuve ou au rail. Sur ces marchés où il faut être réactif, le camion domine », confirme Antoine Baptista, un courtier présent depuis trente ans sur ce secteur. Malgré tout, même pour la collecte, les choses bougent et en lançant sur la Seine une péniche pour déchèterie, le syndicat de traitement des déchets ménagers des Hauts-de-Seine vient d'ouvrir la voie. « On espère collecter 700 tonnes de déchets de particuliers ou d'artisans par trajet effectué d'un port d'attache jusqu'à celui de Gennevilliers, où ils sont triés et traités », indique Philippe Maillard, directeur général délégué de Sita France, partenaire de l'opération. Le concept intéresse aussi Veolia Propreté, qui n'en dit pas plus pour l'instant.
Pour ces entreprises, en plus du gain écologique, le mode fluvial a pour principaux atouts sa capacité de chargement, sa disponibilité (possibilité de naviguer toute la semaine et 24 heures sur 24 sur certains axes), sa fluidité (aucun risque de bouchon) et donc sa ponctualité. « En complément du rail, opter pour le fluvial nous a aidés à améliorer la planification des livraisons et à mieux satisfaire nos clients », vante Christophe Mercier, président d'Inorec, une filiale de Derichebourg Environnement qui collecte et recycle des déchets d'inox dans le département du Rhône.
S'implanter près du fleuve ne fait pas tout. Encore faut-il que l'infrastructure d'acheminement soit adaptée. C'est parfois déjà le cas. En Seine-Maritime, le syndicat qui traite les déchets de Rouen ( Smédar) a emménagé sur l'ancien site des chantiers navals de Normandie et tiré parti des équipements existants pour lancer un trafic fluvial de plastiques recyclables issus des ménages. Son voisin, le syndicat de valorisation des déchets de l'Estuaire, n'a pas eu cette chance : pour accueillir une nouvelle barge qui réduira les ruptures de charge et facilitera le rapatriement fluvial de 100 000 tonnes de déchets collectés chaque année sur la région havraise, il déboursera 500 000 euros pour rénover un quai. Quant au recycleur nordiste Coenmans, s'il a massivement investi - plus de 5 millions d'euros pour une PME - dans le potentiel d'un quai du port de Béthune, c'est que l'équipement lui permettra de doubler ses capacités d'expédition de métaux sans mettre un camion de plus sur les routes. Mais l'investissement record revient à l'usine de recyclage de bouteilles en PET France Plastiques Recyclage (Sita-Paprec) qui, en vue d'atteindre un trafic fluvial de 380 000 tonnes de produits entrant ou sortant du port de Limay, a nécessité des dizaines de millions d'euros de travaux. « Vu les investissements nécessaires, le recours à la logistique fluviale est toujours mûrement réfléchi, rebondit Pascal Hotton, directeur de l'agence transport de Veolia Propreté Île-de-France. Évaluer sa pertinence exige de passer en revue nombre de paramètres, pas seulement la distance à parcourir mais aussi le type de chargement à embarquer, la position des clients par rapport à la voie d'eau, les pré et post-acheminements qui doivent être le moins longs possibles, les coûts de manutention et les solutions de substitution à ne pas négliger en cas d'aléas techniques ou sociaux tels que la récente grève des mariniers. »
Depuis qu'il s'intéresse au fleuve, le groupe Veolia a progressé dans le transport de mâchefers (deux rotations hebdomadaires entre l'usine d'incinération d'Issy-les-Moulineaux et le centre de valorisation de Précy-sur-Marne), de surplus de papiers destinés à l'export (Gennevilliers-Le Havre, Lyon-Fos-sur-Mer et Nantes-Saint-Nazaire, bloqué à l'état de projet) et de déchets industriels (entre Gennevilliers et le centre de stockage de Claye-Souilly). Comme d'autres industriels, il s'intéresse au transport fluvial de déchets de bois, un secteur déjà défriché par certains (le groupe finlandais UPM pour alimenter sa chaufferie à biomasse, le belge Agricon pour expédier 15 000 tonnes annuelles d'écorces de bois via le canal Rhin-Rhône), et qui s'annonce prometteur.
Principal problème : les retours à vide de certains bateaux plombent l'équilibre logistique. « La volonté d'optimiser ces flux nous conduit à rechercher des partenaires, ce qui n'est pas forcément notre coeur de métier. On est ainsi ouvert à toute proposition d'industriel intéressé pour acheminer ses produits de Précy-sur-Marne vers Gennevilliers », glisse Pascal Hotton. « Le fret ferroviaire fait face à la même situation, mais on trouve des solutions avec la filière papetière », ajoute Pascal Geneviève, directeur général adjoint de Veolia Propreté France Recycling, centrale de négoce du groupe. Avec Eurorail pour partenaire et le papetier vosgien Norske Skog Golbey pour client, une autre filiale du groupe a réussi à répondre à la demande de la communauté d'agglomération du Grand Lyon, qui souhaitait voir transporter par rail ses 20 000 tonnes annuelles de vieux papiers-journaux. Sur le même modèle que le papetier rouennais du groupe UPM, qui s'approvisionne en vieux papiers à recycler et expédie en retour des bobines prêtes à être utilisées par les imprimeurs franciliens, son concurrent vosgien, embranché pour sa part au fer, réceptionne les vieux papiers et expédie en retour du papier recyclé intéressant des clients lyonnais. « C'est la preuve que si les déchets effectuent un long trajet, ici plus de 400 km, et en quantité suffisante, dans ce cas 20 000 tonnes par an, le choix du rail est pertinent. Le Grand Lyon est d'autant plus satisfait qu'on garantit l'évacuation et le paiement de ses flux, mais aussi leur réorientation si l'usine consommatrice n'est momentanément pas en mesure de recevoir la matière », conclut Pascal Geneviève.
3-LES LIVRAISONS URBAINES EN MODE DOUX
Pour s'adapter au durcissement des conditions d'accès aux centres urbains, le transport de marchandises recherche la douceur.
Dans sa stratégie 2010-2015, Ports de Paris a hissé la logistique urbaine au rang de priorité. C'est dire si l'acheminement par voie d'eau des marchandises en ville est un enjeu majeur. Traduction : tout reste à faire. Au Havre par exemple, une cité portuaire bien consciente des enjeux logistiques, Gérard Marguet, responsable circulation douce à la ville, indique que « pour fluidifier le transit de marchandises, il faut agir sur les aires de livraison, miser sur le vélo (lire encadré) et mieux gérer les flux entrant et sortant du port ». Un port emblématique puisque les échanges par voie fluviale s'y développent à destination du marché francilien. Exemple de produit empruntant cette voie : les appareils fabriqués à l'étranger par BSH Electroménager, filiale de BSH Bosch und Siemens. « Le camion, c'est la facilité tandis que miser sur le report modal, comme on le fait aussi en mix rail-route avec les produits venant d'Allemagne, exige une logistique adaptée et, dans notre cas, internalisée », explique son responsable logistique Pascal Muh. Chez Marfret, un opérateur à l'initiative d'une offre fluviale pertinente1, on ajoute que « pour être compétitif face au camion, il faut massifier les conteneurs et sans cesse convaincre de l'intérêt de cette alternative ». Au reproche de lenteur qui lui est fait, on opposera ainsi le fait que cela laisse le temps de dédouaner à bord les marchandises.
Pour le train, souvent critiqué pour sa fiabilité, les contre-exemples existent. Depuis trois ans, Monoprix l'associe à des camions roulant au GNV pour approvisionner en produits non alimentaires une centaine de points de vente parisiens. D'abord timide (4 à 6 wagons par jour), le trafic a triplé et atteint 120 000 tonnes par an. Son surcoût de 15 %, lié à la manutention en gare et à une variabilité du remplissage qui fait grimper le coût par palette, est en partie compensé par l'optimisation des livraisons en camions. Transposable dans les villes dotées d'une gare de fret, cette expérience n'est pas la seule. Depuis peu, le marché de Rungis s'approvisionne par train en produits frais. Détail important, les collectivités locales ont financé les deux tiers de son nouveau terminal ferré. Et pour cause, même s'il leur manque des outils pour agir, de plus en plus d'élus s'appuient sur le transfert modal pour développer une logistique moins polluante. À La Rochelle, cela s'est concrétisé par la création, en 2000, de la plateforme Elcidis, où les transporteurs déposent leurs marchandises acheminées ensuite par véhicules électriques en centre-ville. Dès 2012, elle devrait être financée par ses seuls utilisateurs. Enfin, les distributeurs aussi sont inspirés. L'été dernier, plusieurs d'entre eux comme Auchan, Casino ou Ikea ont signé une convention avec Réseau ferré de France pour étudier comment relancer le fret ferroviaire sur certains axes. « Et côté fluvial, pourquoi ne pas affréter une barge qui entrerait dans Paris pour approvisionner les magasins ? On réfléchit à cette possibilité avec le Printemps, BHV et Yves Rocher », conclut Pascal Muh.