C'était en juin 2010 dans la Marne. Les enquêteurs de l'Oclaesp (Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique) découvrent dans le hangar d'une entreprise de recyclage de Vitry-le-François une collection impressionnante de déchets électriques et électroniques (DEEE) : écrans d'ordinateurs plats et cathodiques, téléviseurs, unités centrales, imprimantes. Entreposés sur des palettes, parfois déjà dans des conteneurs, ils étaient sur le point d'être expédiés vers des pays du Sud-Est asiatique pour y être prétendument « recyclés », en contradiction flagrante avec la réglementation. Notamment avec la fameuse convention de Bâle du 22 mars 1989 relative au contrôle des mouvements transfrontaliers de déchets dangereux et à leur élimination (lire Repères).
L'affaire révèle la face cachée du traitement et du recyclage des DEEE. Celle qui ne fait pas l'objet de colloques officiels et sur laquelle les pouvoirs publics préfèrent jeter un voile pudique. En dépit de la mise en place depuis 2005 de filières de collecte et de valorisation, les combines en tout genre et les exportations illégales de DEEE vers des pays peu respectueux des règles environnementales prolifèrent. Au détriment de la santé des opérateurs qui, lors de la réception et de la manipulation de ces déchets, sont exposés aux substances dangereuses qu'ils contiennent (mercure, cadmium, fluides frigorigènes, amiante). Et les pratiques de valorisation sont à la mesure de l'indigence technique et de la criminelle désinvolture des commanditaires et des organisateurs de ces réseaux clandestins.
« En 2011, la filière a réussi à collecter 7 kg par habitant, alors que chaque Français produit environ 16 kg de DEEE chaque année, indique René-Louis Perrier, le président d'Ecologic, l'un des trois éco-organismes agréés pour la gestion de la filière des DEEE ménagers. J'affirme que la part que nous récupérons et valorisons est évidemment traitée, parfaitement tracée dans les règles de l'art via le recours à des prestataires dûment certifiés. Le taux de valorisation atteint est globalement de 85 %. » Mais une part des déchets qui échappent à ces filières légales... n'est pas perdue pour tout le monde ! « Certes, nous constatons une recrudescence des vols de DEEE dans les points de collecte, notamment dans les déchèteries. » Pour autant, ces larcins, qui sont le fait de gagne-petit à l'affût de modiques profits illicites, ne forment pas le gros du trafic et des exportations illégales de DEEE. « Indéniablement, les DEEE professionnels paraissent beaucoup plus exposés à la délinquance organisée que les filières des ménagers », juge-t-on chez Ecologic. Le choix des pouvoirs publics - en passe d'ailleurs de revenir sur cette position - a été, en effet, de déléguer aux entreprises la responsabilité d'assurer le traitement de leurs déchets électroniques. Elles ont l'obligation de recourir à des prestataires extérieurs spécialisés. Ferrailleurs, brokers (spécialistes du recyclage et du négoce de matériels informatiques d'occasion), récupérateurs se sont engouffrés dans la brèche et ont bâti très (trop ?) rapidement des offres de conditionnement et d'enlèvement sur sites des matériels électroniques et informatiques jugés obsolètes. De quoi alimenter tous les trafics... « Il ne s'agit pas de mettre tous ces acteurs dans le même sac », estime Jérôme Auclair, le directeur d'Environnement Recycling, une entreprise de Montluçon (03) qui propose aux professionnels des solutions de recyclage de DEEE. « Pour autant, certains de ces opérateurs exercent une concurrence déloyale en proposant aux professionnels d'enlever gracieusement ou pour un coût dérisoire les matériels sur sites et en s'affranchissant manifestement des contraintes de valorisation. » Comment pourrait-il en être autrement ! Certes, l'effet volume permet de lisser le coût du traitement, mais les professionnels reconnus jugent qu'il est impossible, ne serait-ce qu'en intégrant les coûts de logistique et de transport, d'offrir au client l'enlèvement sur site « alors que le coût moyen de traitement et de valorisation d'une tonne d'écrans cathodiques frise, par exemple, 250 euros », estime le patron de l'entreprise montluçonnaise.
Le « modèle » économique de ces recycleurs-faisans est limpide : ils prélèvent sur sites les matériels pouvant alimenter directement le marché de l'occasion... et expédient par conteneurs entiers - via des intermédiaires véreux - les stocks les plus obsolètes vers des pays exotiques. Où ces matériels et certains de leurs composants retrouvent une valeur marchande à l'issue de processus sommaires de démantèlement. « Certaines entreprises peu regardantes, mal informées ou négligentes se débarrassent ainsi à bon compte de leurs déchets électroniques en contradiction flagrante avec la réglementation. Celle-ci leur impose en effet de s'assurer de la compétence et de la conformité du prestataire qu'elles retiennent », rappelle Jérôme Auclair. Qui met en garde contre les offres de reprise trop alléchantes. « Il faut se méfier des propositions marquées par le tout gratuit », corrobore Pascal Lemerchin, directeur technique chez Paprec-DEEE qui pointe l'insuffisance coupable des contrôles exercés par l'administration. « La réglementation actuelle sur les régimes d'autorisation et d'exploitation des points de stockage des déchets électroniques a ouvert la boîte de Pandore », affirme-t-il. Le seuil d'autorisation des unités de stockage de DEEE - soumis au régime des installations classées - ne nécessitant aucune autre formalité qu'une simple déclaration en préfecture, a été fixé à 1 000 m2 (rubrique 2711). En deçà, aucune enquête publique n'est requise et les inspections effectuées par les services de l'environnement sont réduites à peau de chagrin. Ce laxisme « a conduit à une floraison de petits points de stockage sur le territoire », indique Pascal Lemerchin, dont certains constituent naturellement autant de points d'amorçage des trafics internationaux de DEEE.
Les pouvoirs publics semblent avoir pris conscience de cette situation puisqu'un projet de décret modifiant ces dispositions est à l'étude et circule entre les différentes instances concernées et les représentants des professionnels de la collecte et de la valorisation des déchets, notamment Federec (Fédération des entreprises du recyclage). Interrogés, les services des Douanes reconnaissent l'ampleur de cette délinquance difficile à quantifier précisément. Sauf à l'occasion de quelques « prises de guerre » spectaculaires. Ainsi, les gabelous du port du Havre ont fait main basse, en 2009, sur des milliers de téléviseurs contrefaits entreposés dans deux conteneurs de 40 pieds. « C'est la plus importante saisie de ce genre réalisée sur le port », indique Bruno Hamon, directeur des services douaniers du Havre. « Ces téléviseurs obsolètes avaient été "réarmés" en Chine dans des conditions illégales et étaient destinés aux marchés africains. » Au beau milieu des postes de télévisions rafistolés, figuraient bien sûr des déchets souillés et impropres à toute réutilisation. Le responsable havrais de la lutte contre la fraude se garde de tout triomphalisme. « Nous savons que ce type de trafic se développe et que les ports français (Le Havre et Marseille) constituent des points de passages majeurs. » Ainsi, du Havre, près de 100 000 conteneurs transitent chaque année vers l'Afrique. « Les renseignements croisés que nous obtenons et qui nous permettent régulièrement de constater des infractions, nous indiquent que l'Afrique de l'Ouest, notamment le Ghana ou le Nigeria, constitue une zone sensible. »
De telles exportations illégales de déchets et de produits déclassés de tous ordres (pneus rechapés, batteries automobiles et, naturellement, produits informatiques et électroniques en quête d'une seconde vie) sont probablement imputables aux ressortissants de ces pays installés en Europe. « Toutefois, aux côtés de cette petite délinquance occasionnelle, on trouve aussi des professionnels aguerris qui fonctionnent en bande organisée », suggère Bruno Hamon. Et qui peuvent tirer des substantiels profits de ce qui s'apparente à un véritable « commerce triangulaire », comme l'a révélé l'affaire des téléviseurs remis en état en Chine et revendus sous le manteau en Afrique. Les autorités le savent : de grandes mafias internationales, notamment la mafia calabraise, ont forgé un véritable savoir-faire dans l'organisation du trafic des déchets ainsi que dans l'enfouissement illégal de matières toxiques (avec un chiffre d'affaires, pour l'organisation criminelle sicilienne, estimé à environ 7 milliards d'euros). Des filières dénoncées courageusement par l'association écologiste italienne Legambiente. Face à cette délinquance mondialisée, les forces de police n'opposent que des moyens très limités. « Le taux de contrôle, contrôle documentaire, passage au scanner après recoupement des informations recueillies, ne dépasse pas les 2 % des flux », indique Bruno Hamon. Du coup, le bilan 2010 des infractions constatées en matière d'exportations de déchets (tous types confondus) par les douanes françaises (art.38.4 du Code des douanes réprimé par l'art. 414) - soit 234 infractions dont 16 contraventions à l'exportation et 112 à l'importation -, ne reflète sans doute qu'une part minime de cette véritable économie souterraine.
Pour autant, la puissance publique ne reste pas les bras croisés. « Nous venons ainsi d'engager une collaboration entre le port du Havre et les grands ports chinois. La Chine en a assez de figurer au rang de grand pays d'import-export des déchets, notamment des DEEE. » Baptisé Smart Secure and Trade Line, cette convention vise à mettre en place des démarches et des règles communes d'investigation et de répression. Et, surtout, de systématiser les contrôles au départ des bateaux, et non plus à l'arrivée. Les pouvoirs publics français s'apprêtent aussi à durcir l'arsenal répressif et à aggraver le niveau des peines requises contre les trafiquants et leurs complices. Par ailleurs, le gouvernement devrait prochainement aligner la filière professionnelle des DEEE sur le modèle éprouvé de la filière des DEEE ménagers, en installant des éco-organismes habilités. Dans cette perspective, un appel d'offres - auquel devraient vraisemblablement répondre les trois éco-organismes déjà à pied d'oeuvre - sera prochainement organisé.