1. RATTRAPER LE RETARD
La directive Eaux résiduaires urbaines, dite Deru, a plus de vingt ans. Et pourtant la France n'est toujours pas dans les clous. Sous la contrainte de sanctions européennes, elle mobilise un effort financier sans précédent.
La directive Eaux résiduaires urbaines (ERU) impose aux États membres la collecte et le traitement des eaux usées. Elle fixe trois niveaux de traitement : adapté, secondaire (abattement de la pollution organique : carbone, DBO5 et DCO), plus rigoureux (abattement de l'azote et du phosphore). Elle établit un échéancier avec trois dates clés (1998, 2000, 2005) et des exigences graduées selon la taille de l'agglomération et la sensibilité du milieu récepteur (zone normale ou sensible). Ainsi, les collectivités de plus de 10 000 équivalents-habitants (EH) situées en zones sensibles devaient se mettre aux normes avant 1998. Toutes les collectivités de plus de 2 000 EH devaient être équipées d'un système de collecte pour la fin 2005. La France a pris un retard très important et fait actuellement l'objet de trois procédures d'infraction européennes sur les trois échéances.
L'application de la directive requiert en premier lieu la définition de zone sensible à l'eutrophisation. Les deux paramètres limitants sont le phosphore et l'azote. « En rivière, c'est le phosphore qui est limitant ; en zone côtière, c'est l'azote, car il joue un rôle prépondérant dans le développement des algues vertes », commente Bruno Rakedjian, chef de projet ERU au ministère de l'Écologie.
La France a défini ses zones sensibles à quatre reprises entre 1994 et 2009 ; ce dernier classement étale les mises en conformité jusqu'en 2017. La prochaine délimitation aura lieu en 2014. « Ces classements sont établis en s'appuyant sur les Sdage, en fonction de l'eutrophisation, du développement algal, de l'impact sur les usages (conchylicole par exemple) et des indices biologiques établis pour la DCE (directive-cadre sur l'eau, indice poisson, IBGN) », explique Bruno Rakedjian.
À ce jour, les trois quarts du territoire sont classés en zone sensible. Les stations d'épuration de plus de 10 000 EH situées en zones sensibles doivent obligatoirement traiter l'azote et le phosphore. Le rendement minimum des stations est fixé à 70 % d'abattement sur l'azote et 80 % sur le phosphore.
À noter que les zones sensibles diffèrent des zones vulnérables que définit la directive Nitrates de 1991, qui fait uniquement référence à la pollution diffuse d'origine agricole. « Les premières ont moins d'influence sur les nappes phréatiques que les secondes. Il faut se rappeler qu'avant la DCE, on était dans une logique de moyens par rapport à un usage (baignade, station d'épuration, conchyliculture, etc.). Depuis, on est passé à une logique de résultats, avec une vision globale du milieu. Cependant, aucune carte ne superpose les deux zonages », souligne Bruno Rakedjian.
La France a lancé un plan national d'action (plan Borloo 2007-2012) en 2007, avec l'objectif de moderniser 146 stations d'épuration d'ici à 2011. « Ce sont les grosses stations visées par les échéances 1998 et 2000 et non conformes à la fin 2006 », précise Bruno Rakedjian. À ce jour, 141 ont été mises aux normes et les travaux seront terminés avant la fin 2013 pour les cinq dernières : Fontainebleau (mise en service ce mois-ci), Roquebrune-Cap Martin (mars), Cayenne (septembre), Saint-Denis-de-la-Réunion (octobre 2013) et Bastia (décembre 2013). Selon le ministère, sur cette période, « plus de 150 stations de taille moyenne et grosse ont été mises en conformité chaque année, contre 100 les années précédentes. Fin 2011, 250 000 EH ne sont pas conformes, soit 0,4 % de la charge totale de 59 millions d'équivalents-habitants. »
Concernant les stations de taille inférieure, dans le cadre du nouveau plan d'assainissement 2012-2018, 74 stations moyennes, non conformes depuis au moins 2006, ont été identifiées comme prioritaires. « Mon objectif est que ces 74 stations soient mises en conformité avant fin 2013 », a déclaré Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l'Écologie, lors de l'inauguration de la station Seine aval (Achères, Yvelines) du Siaap, en septembre dernier. « Ces stations sont en très grande partie celles touchées par l'échéance de 2005. À deux exceptions près, elles sont concernées par le traitement secondaire au titre de la Deru, car elles sont en zones normales ou en zones sensibles avec une taille d'agglomération inférieure à 10 000 EH. À noter que toutes les nouvelles stations sont conformes ERU et DCE. Les objectifs du Sdage sont donc regardés pour définir le niveau de rejet, ce qui peut imposer dans beaucoup de cas le traitement de l'azote et du phosphore, même pour des agglomérations de moins de 10 000 EH », souligne Bruno Rakedjian.
Les résultats sont positifs sur le milieu aquatique, selon le ministère. « Aujourd'hui, la part des flux d'azote provenant de l'assainissement représente moins de 5 % des flux globaux rejetés dans les rivières en Bretagne, déclare Bruno Rakedjian. L'azote est éliminé des stations d'épuration à 85 % en Loire-Bretagne et à 75 % en Seine-Normandie. Dans les zones classées non sensibles, il n'est éliminé qu'à 60 %. »
En 2008, selon le rapport de l'Oieau « Bilan de l'assainissement », seules 1 % des stations de surveillance du milieu restent non conformes à la qualité requise dans les cours d'eau pour la DBO5, 7 % pour l'ammonium (NH4+) et 10 % pour les orthophosphates (PO4). « Nous sommes en train de travailler sur les données de l'assainissement en 2010 et nous aurons une vision détaillée début 20121. Nous publierons également la liste de la centaine de stations non conformes à leurs obligations réglementaires entre 2007 et 2010. Elle fera suite à la carte des 74 stations prioritaires non conformes avant 2007. Nous allons également publier une carte des stations devant mettre en place un traitement du phosphore ou de l'azote d'ici à 2013 et 2017, à la suite de la révision des zones sensibles de 2006 et 2010 », annonce le ministère.
2. CHOISIR LE BON TRAITEMENT
La mise aux normes des stations d'épuration ne pose pas de problèmes techniques. En revanche, les procédés qui permettent de respecter les exigences sur l'azote et le phosphore sont coûteux en réactifs et en énergie.
En France, la filière des boues activées équipe 90 % des stations de plus de 2 000 EH. Ces dernières représentent 20 % du parc et traitent près de 94 % de la pollution totale. En particulier, la filière des boues activées à aération prolongée « est bien maîtrisée et bien adaptée pour traiter efficacement tous les paramètres visés par la directive ERU », selon le bilan 2008 de l'assainissement en France publié par l'Oieau. Avec un taux de non-conformité de 13 %, c'est une des plus performantes.
Pour les stations d'une capacité inférieure à 2 000 EH, « la filière de type filtres plantés est celle pour laquelle le taux de non-conformité est le plus faible. Ceci s'explique notamment par le fait qu'il s'agit d'une filière récente », selon ce même rapport. À noter, cependant, que les filtres plantés ne traitent pas le phosphore. La filière de type lagunage naturel présente également un taux de non-conformité faible, de même que la filière à disque biologique.
Dans tous les cas, l'âge de la station est un caractère déterminant. Ainsi, celles de moins de dix ans sont conformes à 95 %. « Le maître d'ouvrage commence toujours par un diagnostic du génie civil de la station. Au-delà de quarante ans, il n'est pas rare de tout raser pour reconstruire », remarque Christelle Métral, responsable marketing développement chez Degrémont. Une station peut également devenir hors normes lorsque le zonage change et qu'elle se retrouve classée en zone sensible. Et soumise à des exigences réglementaires renforcées, principalement sur l'azote et le phosphore.
Pour traiter le phosphore dans les stations à boues activées, deux techniques existent principalement: l'une physico-chimique seule, l'autre qui y associe la voie biologique. Dans la première, le phosphore soluble, précipité par un réactif à base de sels métalliques (chlorure ferrique ou aluminium), se retrouve dans les boues. « Techniquement, c'est assez simple à réaliser. Avec ce traitement, on passe d'environ 40 à 80 % d'élimination du phosphore dans les boues. L'investissement est faible, mais le fonctionnement est plus coûteux du fait de l'utilisation de réactifs », note Bruno Rakedjian.
C'est pourquoi cette technique a été complétée par la voie biologique, qui « permet une économie de l'ordre de 50 % de réactifs », précise Christelle Métral. Il s'agit d'ajouter un bassin anaérobie en tête de station. « Actuellement, la diminution de la quantité de phosphore dans les rejets domestiques rend moins rentable la voie biologique. De ce fait, pour les nouvelles stations, le choix se porte de plus en plus vers le traitement physico-chimique seul », note Christelle Métral. Comme le souligne Bruno Rakedjian, « la politique de prévention a porté ses fruits puisqu'on est passé de 4 à 2 g de phosphore rejeté par habitant et par jour, soit une réduction de 50 % entre 1990 et 2011. Il reste un potentiel de réduction de 20 à 30 % ». D'autant qu'à partir de janvier 2013, conformément au règlement adopté par le parlement européen le 14 décembre 2011, les composés phosphorés utilisés dans les produits pour machines à laver ne pourront plus dépasser 0,5 gramme par lavage.
Physico-chimie et voie biologique permettent globalement d'obtenir en sortie des taux de phosphore de 2 mg/l. Pour aller au-delà, il faudra opter pour un traitement secondaire par bioréacteur à membrane (BRM), qui couple boues activées et membrane, ou pour un traitement tertiaire complémentaire. L'objectif est alors d'améliorer l'efficacité de traitement des matières en suspension (MES), directement corrélée à l'élimination du phosphore particulaire. « Le traitement membranaire par BRM permet des rejets de phosphore inférieurs à 1 mg/l, jusqu'à 0,6 mg/l, voire 0,3 mg/l dans certains cas. Cette filière se développe bien : elle est retenue dans près d'un tiers des nouvelles stations construites », déclare Christelle Métral. En outre, elle peut être ajoutée au process sans changer la dimension des bassins.
Autre possibilité, en traitement tertiaire, ajouter un filtre à particules fines après le clarificateur, type filtre à sables, filtres mécaniques, ou une étape de flottation. La flottation consiste à injecter dans l'eau de l'air sous pression. Les microbulles d'air font ainsi flotter les MES. « Avec le nouveau procédé Greendaf, on obtient des niveaux de rejet de phosphore équivalent à ceux du traitement membranaire », précise Christelle Métral. Ce procédé de flottation rapide appliqué aux eaux usées a été mis en oeuvre pour la première fois par Degrémont, à la fin de l'année dernière, dans la station de l'agglomération d'Évreux de 123 000 EH, extensible à 163 000 EH.
L'azote est éliminé uniquement par traitement biologique (nitrification-dénitrification) grâce aux bactéries présentes dans les boues activées. Pour davantage d'abattement, il faut, d'une part, accroître le temps de séjour et, d'autre part, augmenter la biomasse. La vitesse de réaction est liée à la température de l'eau (12 °C étant l'idéal). « En montagne, en hiver, avec une température de 6 °C, il est plus difficile de nitrifier. Il faut prévoir des bassins plus grands et apporter plus d'oxygène, donc aérer davantage ; c'est donc plus coûteux, explique Christelle Métral. Pour les cultures libres, nous proposons soit un traitement syncopé, qui rend possible l'aération et la phase non aérée dans le même bassin, soit d'ajouter un bassin d'anoxie. Une solution plus chère. L'objectif est d'obtenir en sortie de 10 à 15 mg/l d'azote. Pour ce résultat, il faut parfois revoir entièrement le dimensionnement des ouvrages. »
L'abaissement des seuils d'azote et de phosphore, encore accentué par la DCE, améliore la qualité des milieux aquatiques, mais au prix d'une consommation accrue de réactifs et d'énergie. L'aération est en effet, et de loin, le poste le plus énergivore des stations. La sénatrice Fabienne Keller note ainsi que la mise aux normes des stations d'épuration « engendre paradoxalement des conséquences désastreuses du point de vue de la consommation d'énergie ». Elle donne en exemple la récente mise aux normes de la station d'épuration de Seine aval, gérée par le Syndicat interdépartemental de l'agglomération parisienne (Siaap), qui consomme autant d'électricité qu'une ville comme Nantes. Reste donc une alternative : développer des procédés de digestion anaérobie des boues qui conjuguent production énergétique (biogaz) valorisable sur la station et accès à des effluents concentrés en phosphore. « Un préalable à la valorisation du phosphore », conclut Mathieu Sperandio, à l'Insa.
3. VALORISER LE PHOSPHORE
Pour l'instant au stade de la recherche, la valorisation du phosphore issu des eaux usées urbaines est testée sur plusieurs pilotes.
Si le phosphore doit être éliminé, c'est aussi une richesse. En effet, sa consommation ne cesse de croître en agriculture. Or, les réserves minières sont limitées et leur épuisement est envisagé avant la fin de ce siècle. Les déjections humaines en Europe contiendraient 3 millions de tonnes de phosphore par an. Alors pourquoi ne pas les recycler ?
Les chercheurs du laboratoire d'ingénierie des systèmes biologiques et procédés (Lisbp) de l'Insa de Toulouse travaillent justement sur ce sujet. « À ce jour, il est plus facile de recycler le phosphore issu des industries agroalimentaires que des eaux usées urbaines. Avec l'amélioration de son traitement dans les stations urbaines, les effluents sont de moins en moins concentrés en sortie et le phosphore plus difficile à valoriser », précise Mathieu Sperandio, professeur au Lisbp. Pourtant la technologie existe à l'étranger. Nuresys a équipé deux sites industriels en Belgique sur lesquels elle cristallise le phosphate sous la forme de struvite. « Mais en France, il n'existe ni cadre législatif, ni filières économiques pour que les exploitants s'engagent dans cette voie. » Résultat : sur les 900 000 tonnes de boues de stations d'épuration produites par an, environ la moitié est envoyée vers l'épandage agricole. « Or, cet solution n'est pas satisfaisante, d'une part, d'un point de vue social et des risques de contamination, et, d'autre part, car les minéraux sont en général sous la forme de phosphate métallique (Fe, Al) peu utilisable comme engrais. Cela ne peut pas être considéré comme un réel recyclage », poursuit Mathieu Sperandio.
Les exploitants se sont penchés sur la question. Ainsi, à Strasbourg, Suez Environnement teste un procédé physico-chimique avec le canadien Ostara, qui le commercialise aux États-Unis. « Deux autres sont en construction : l'une à Londres, l'autre à Saskatoon au Canada », précise Debra Hadden, directeur de la communication d'Ostara. Après la digestion anaérobie des boues, le phosphore concentré en phase liquide est précipité dans un réacteur à lit fluidisé, au lieu d'être réintroduit en tête de station. Par injection de chlorure de magnésium, on obtient de la struvite sous forme de billes blanches, une substance minérale riche en phosphate d'ammonium, directement utilisable comme engrais dans l'agriculture. Sur la station d'épuration de Strasbourg (1 million d'équivalents habitants), l'expérimentation s'est déroulée de septembre à décembre dernier. « Nous avons réalisé des tests de recyclage du phosphore dans une installation pilote de 120 l/h. Sur les 0,3 % de flux traité, 80 % des phosphates sont valorisés », déclare Samuel Martin, responsable du département R et D assainissement et environnement chez Suez Environnement. La station pourrait produire jusqu'à 300 tonnes de struvite par an.
Autre projet, terminé en 2010 et mené par l'Institut de recherche pour l'ingénierie de l'agriculture et de l'environnement (Irstea, ex-Cemagref) et Suez Environnement, Marvap-Rhodanos concerne les petites stations avec des filtres plantés, connus pour leur faible efficacité sur le phosphore. Trois essais d'installations en conditions réelles ont été réalisés avec des pilotes de tailles différentes (de 1,50 à 1 000 m2). Le système propose d'incorporer de la roche de phosphate minéral (apatite) dans le substrat pour favoriser le piégeage du phosphore. « Les résultats montrent qu'environ 80 % du phosphore est extrait au cours de la première année (par adsorption), et ensuite environ 60 % (par précipitation). Récupéré au bout des dix ans de vie du filtre planté, ce phosphate roche, enrichi par les phosphates précipités, pourrait probablement être utilisé comme engrais », explique Samuel Martin. Certaines petites collectivités se montrent d'ores et déjà intéressées.