Gâchis-mètre à pain, disco-soupes, ateliers de cuisine des restes, pesées des aliments jetés… Impossible de passer à côté du message : le gaspi, ça suffit ! On le voit, on l'entend partout : dans les allées des supermarchés, dans les cantines scolaires ou les restaurants d'entreprises. Surprenant ? Pas vraiment. Tout cela découle du Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire, élaboré par l'ex-ministre délégué à l'Agroalimentaire, Guillaume Garot. Signé en juin 2013, il rassemble tous les acteurs de la chaîne alimentaire : producteurs agricoles, marchés de gros, industries agroalimentaires, grande distribution, restauration collective et commerciale, collectivités territoriales. Un consensus rare ! Depuis que s'est-il passé, en dehors des indispensables mais insuffisantes campagnes de sensibilisation ? « Tous les acteurs ont signé le pacte. Maintenant, c'est un sujet incontournable pour tous », constate Antoine Vernier, responsable du sujet à l'Ademe. Car l'objectif est clair et ambitieux : diviser par deux le gaspillage d'ici à 2025.« Nous sommes tous responsables. Un tiers de la production alimentaire finit à la poubelle », rappelle Antoine Vernier. Les chiffres donnent le tournis : 7,1 millions de tonnes par an de déchets alimentaires, selon un rapport du ministère de l'Écologie publié en 2012. Soit 79 kg directement imputables au consommateur, dont 20 sont évitables. D'autres études font état de quantités encore plus élevées. Celle de l'Ademe, récente, conclut à 32 kg par an et par personne de nourriture. Ces données se rapprochent de ceux issus d'une étude FNE avec Verdicité (40 kg/an/ personne).
20, 32, 40 kg… L'écart laisse songeur. C'est un problème bien identifié, dès le rapport de 2012, qui prend acte de « l'absence d'un état zéro fondé sur une méthodologie fiable et partagée ». « La première urgence, c'est de définir un état zéro du gaspillage alimentaire », déclare Guillaume Garrot – débarqué du gouvernement en 2014 –, député en mission commandée sur le gaspillage alimentaire. Et comme toujours, le diable se niche dans les détails. Ainsi, doit-on compter les épluchures ? Les fruits et légumes non récoltés ? « L'objectif est d'intégrer des éléments quantitatifs et de mobilisation », explique Xavier Verquin, qui préside le groupe de travail sur les indicateurs au sein du pacte. « Mais amener les entreprises à accepter de communiquer les quantités de nourriture jetée a été très difficile. Elles ont finalement compris que l'objectif est d'évaluer, non de juger », poursuit Xavier Verquin. Avec ce travail, des indicateurs adaptés aux différents métiers seront disponibles. Reste à déterminer comment on récupère ces données, qui les interprète, etc., pour définir un indicateur national mi-2015. Utopique ? « Le gaspillage alimentaire est relativement facile à estimer chez les particuliers : il suffit d'ouvrir leur poubelle. Chez les professionnels, c'est plus compliqué. Je pense que construire un indicateur fiable est impossible », affirme Xavier Corval, fondateur d'Eqosphere.
En tout cas, nulle trace d'une baisse depuis la signature du pacte. Cependant, chaque expérimentation menée montre le potentiel de réduction. Deux grandes voies sont possibles : la prévention et le don, en progression constante. Un guide concocté par plusieurs fédérations de professionnels a recensé neuf réseaux nationaux d'associations caritatives. Par eux, la Fédération française des banques alimentaires a collecté 93 000 tonnes de denrées en 2013, dont 52 000 sauvées de la destruction. Les donateurs ? La grande distribution, l'industrie agroalimentaire et les producteurs agricoles. « C'est un vrai enjeu, même si nos pertes, dans la grande distribution, sont faibles, autour de 5 % », souligne Mathieu Pecqueur, directeur agriculture et qualité à la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). De fait, depuis plusieurs années, les enseignes sont le plus gros donateur des associations caritatives. « Globalement, la collecte augmente », indique Dominique Lambert, responsable bénévole du service des ressources alimentaires. Les quantités de produits sauvés de la destruction progressent de 5 à 10 % par an, et nous ne sentons pas encore de limite. »
Pour faciliter le don, la Direction générale de l'alimentation (DGA) du ministère de l'Agriculture a diffusé, en octobre 2014, une circulaire pour resituer le cadre législatif et réglementaire applicable, notamment les notions de propriété et de responsabilité. Par ailleurs, la direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (Draaf ) de Rhône-Alpes a mis en ligne trois guides du don à destination des entreprises, de la restauration collective et des producteurs agricoles. Ils rappellent utilement qu'ils ouvrent le droit à une réduction d'impôts correspondant à 60 % de la valeur des dons effectués, plafonnés à 0,5 % du chiffre d'affaires. Soit 250 000 euros pour un hypermarché de 5 000 m2 , calcule l'Ademe. Incitatif !
Le potentiel reste important. L'exploiter, c'est un créneau sur lequel des sociétés commencent à se créer, à l'image d'Eqosphere. « Le potentiel de réduction du gaspillage alimentaire est beaucoup plus important qu'on ne le pense », assure Xavier Corval, son fondateur. Une certitude liée à son expérience sur le terrain depuis 2012. Dans un magasin d'Auchan, qu'il accompagne depuis deux ans, le don a ainsi été doublé. Pour parvenir à ces résultats, Eqosphere combine le don aux associations ou pour la nutrition animale, la revente, la méthanisation des déchets et mise sur des filières innovantes à inventer – dans les tuyaux en 2015, la valorisation des pigments de tomate dans des peintures… « En intervenant en amont, il est possible de simplifier et d'optimiser la valorisation », garantit Xavier Corval. En amont, et très tôt le matin ! Ses collaborateurs sont sur le terrain à l'aube, pour observer les pratiques au moment du « dérayonnage ». Eqosphere propose alors ses « rolls » à étagères pour éviter d'écraser les produits fragiles, réorganise les zones de tri, forme les équipes, du manutentionnaire jusqu'au directeur. « La formation, c'est un état d'esprit anti-gaspi, avec des clés juridiques et sanitaires », assure le dirigeant. S'il est présent pour l'instant en région parisienne, des antennes seront créées en 2015 sur Lille, Nantes, Marseille et Strasbourg. La société ne se restreint pas aux hypermarchés, et travaille déjà avec les grossistes, les traiteurs, et bientôt la restauration collective.
L'autre levier majeur à actionner : la prévention. Quasiment toutes les enseignes de la grande distribution ont pris des initiatives. Une des plus emblématiques revient à Carrefour, qui a formé des « coaches anti-gaspi ». « Seize coaches anti-gaspi sont à la disposition de nos hypers et supermarchés », précise Sandrine Mercier, directrice développement durable de Carrefour France. Sur le terrain, ils identifient les bonnes pratiques, observent les dérives, formulent des recommandations et suivent leurs applications. Des indicateurs internes permettent la comparaison avec d'autres magasins. Résultat : en un an, le gaspillage alimentaire a été réduit de 10 %. Une initiative récompensée, le 16 octobre dernier, par le Prix anti-gaspi du ministère de l'Agriculture. Dans les rayons, le plus simple est de mettre en promotion les produits à date limite de consommation courte (DLC). Une mesure qui peut être améliorée, en travaillant sur sa visibilité, et en se gardant la possibilité du don en l'absence de vente. Ce qui implique une gestion fine du temps… « Nous nous sommes aperçus que ces promotions sur des lots favorisent le gaspillage chez le consommateur. Aussi, nous travaillons sur des portions plus petites », indique encore Marie-Hélène Boidin-Dubrule, directrice communication et développement durable d'Auchan. Ce sont les opérations Bogofl, pour « Buy one, get one free later », une variante de l'achat promotionnel par lots où le second produit gratuit est à prendre la semaine suivante. Le groupe explore d'autres pistes : la commer cialisation de fruits et légumes moches, testée pendant six mois, devrait être pérennisée. « Tout comme l'opération “oui aux caisses”, qui consiste à accorder un rabais en caisse sur un produit abîmé, par exemple une boîte contenant un œuf cassé, qui était auparavant jetée », poursuit Marie-Hélène Boidin-Dubrule.
La restauration collective a aussi de belles marges de manœuvre. « Dans la restauration collective, le gaspillage est réduit de 30 % en quelques semaines, avec des actions simples », assure Guillaume Garot.
Les actions sont connues : libre-service plutôt que des assiettes composées d'avance, meilleure qualité des produits, plus grande anticipation du nombre de convives, de la gestion des commandes, etc. La démarche a notamment été systématisée par 1 001 Repas, qui garantit moins de 10 g de gaspillage par plateau. De son côté, Xavier Verquin, directeur de restauration à Lys-lez-Lannoy, dans le Nord, a mis en place toute une batterie de mesures, dont la pesée quotidienne du pain jeté, des restes et des déchets non recyclables. Les enfants sont informés des quantités jetées. Si on y ajoute des assiettes plus petites, le pain en fin de service, la cuisine faite maison et la qualité des produits, le résultat est là : « Le gaspillage est de 0,60 g par assiette contre 170 g en moyenne nationale, indique Xavier Verquin. Nous travaillons aussi beaucoup en cuisine : chaque recette a sa fiche technique pour éviter les erreurs et habituer les enfants à la constance d'un plat. »
Et quand on jette, on ne gaspille pas seulement une denrée, mais aussi le temps de personnel, l'énergie nécessaire à sa conservation et sa cuisson, etc. Toujours dans la restauration collective, le conseil général de l'Isère s'est penché sur le coût du gaspillage alimentaire pour ses 96 collèges, qui servent 7 millions de repas par an. Avec un taux de perte de 23 %, ce sont 3 millions d'euros qui partent à la poubelle ! Un chiffre qui tient également compte de la gestion des déchets. Les actions de réduction, menées sur une vingtaine d'établissements pilotes, laissent entrevoir une économie globale de 1,2 million d'euros, réinvestie dans l'assiette. « En Rhône-Alpes, l'Ademe lance une étude pour estimer le coût complet du gaspillage alimentaire en restauration collective », indique Elsa Thomasson, à l'antenne régionale. Dix établissements (hôpitaux, collèges, lycées, entreprises, établissements de santé, etc.) sont en cours de recrutement. Les résultats devraient être connus fin 2015.
La recette s'applique aussi à la grande distribution. Eqosphere est ainsi capable de prédire les économies potentielles d'une grande surface, des chiffres qui ne laissent aucun directeur de magasin indifférent ! Le coût pourrait bien être le levier qui fera basculer les moins enthousiastes. « Notre premier conseil est de calculer le coût complet du gaspillage. Les entreprises ont aussi un intérêt économique à lutter contre », argumente Antoine Vernier.
La multiplication des initiatives montre que le mouvement est enclenché. Aujourd'hui, chacun y va de sa petite journée de sensibilisation, opération pilote, expérimentation… « Il est important de capitaliser les retours d'expérience », insiste Agnès Banaszuk, coordinatrice du réseau prévention et gestion des déchets de France nature environnement. Ce que Guillaume Garot appelle la territorialisation de la lutte anti-gaspi et que le Centre ressource d'écologie pédagogique d'Aquitaine (Crepaq) met en œuvre avec son réseau pour éviter le gaspillage alimentaire, Regal, actif depuis janvier 2014. « Nous voulons toucher toute la chaîne d'approvisionnement, avec une approche d'intelligence collective. Des collectivités et des distributeurs nous ont déjà rejoints et, en 2015, nous travaillons à rallier des producteurs agricoles et des industries agroalimentaires », indique Élise Madranges, coordinatrice du réseau. Son « forum ouvert » inaugural a permis l'émergence de plusieurs projets, et notamment d'une unité de traitement des stocks de fruits non distribués de la banque alimentaire locale. Transformés en smoothies ou en jus, ils seraient donnés ou vendus. D'autres voies sont à explorer, comme l'insertion de clauses anti-gaspi dans les marchés publics. Ce chantier avait été identifié dans le Pacte, et Guillaume Garot y travaille dans le cadre de sa mission. « Jusqu'à la signature du Pacte de lutte contre le gaspillage alimentaire, il n'y avait pas de politique publique affirmée. C'est sa première vertu, et en même temps, ce n'est qu'une étape. Dans le cadre de la mission que m'a confiée le Premier ministre, je vais faire des propositions législatives et réglementaires, et suggérer de généraliser les bonnes pratiques. La bonne volonté ne suffit pas », déclare Guillaume Garot. l