Le programme nucléaire français a vu le jour dans les années 1960-1970, et les premières installations arrivent en fin de vie. Aujourd'hui, une trentaine sont arrêtées ou en cours de démantèlement. Et même si cette phase n'avait pas été prévue lors de la conception, les opérateurs du nucléaire, EDF et Areva en tête, comptent bien prouver qu'ils maîtrisent l'ensemble de la filière, démantèlement compris. Mais à quel coût humain, environnemental et financier ? Les avis divergent fortement.
La première question qui se pose est celle des délais. Quand faut-il démanteler ? Immédiatement ? Au bout de vingt ans ? De quarante ans ? Les opinions ont évolué. L'idée de base était d'attendre afin de profiter de la décroissance radioactive naturelle des éléments à vie courte. Mais en 2001, changement de stratégie : l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) recommande de démanteler dès que possible1. Objectif : ne pas perdre la mémoire des installations, qui ont subi de nombreuses modifications pas toujours consignées par écrit. Bref, il faut que du personnel ayant participé à l'exploitation soit présent au moment du démantèlement.
Les principaux opérateurs, EDF, Areva et le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), approuvent. Leurs raisons ne sont pas uniquement techniques : « La réussite [du démantèlement des installations nucléaires] concourt à la démonstration que l'énergie nucléaire occupe toute sa place dans le développement durable », écrivent ainsi Philippe Bernet et Michel Velon, du Ciden (l'unité d'ingénierie d'EDF chargée de la déconstruction des centrales nucléaires), dans le dernier numéro de la revue Contrôle de l'ASN consacré au démantèlement.
Autrement dit, si l'on veut continuer à construire des centrales, on doit prouver qu'on sait les déconstruire. La réhabilitation des sites « participe d'une meilleure acceptation du nucléaire par le public », et la valorisation des sites anciens « joue un rôle important pour le renouveau du nucléaire », note de même une brochure d'Areva.
Pour Monique Sené, cofondatrice du Groupement des scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN), « le choix du délai est un arbitrage entre la facilité de démantèlement et la sécurité des travailleurs, car la radioactivité est plus forte au début. Mais attendre cinquante ans pose d'autres risques pour les travailleurs, notamment sur la solidité des structures. Reste qu'il est nécessaire d'aller lentement, mais cela coûte cher. C'est pourquoi les exploitants ont tendance à accélérer. »
« Certains risques, comme celui de fusion du coeur du réacteur, disparaissent lorsqu'on enlève le combustible, note Jérôme Rieu, directeur des installations de recherche et des déchets à l'ASN. Mais les risques liés à la radioprotection des travailleurs augmentent, de même que ceux liés aux chantiers « classiques » de génie civil, ou les risques d'incendie. Quant aux rejets dans l'environnement, ils sont globalement plus faibles lors du démantèlement que lors de l'exploitation. » En 2007, le gendarme du nucléaire a mené environ 70 inspections sur des installations en démantèlement.
Les exploitants assurent que l'opération est maîtrisée. « Nous avons quarante ans de retour d'expérience », rappelle Jean-Pierre Rozain, responsable du démantèlement civil au CEA. L'opération suit une règle immuable : « Nous menons des inventaires radiologiques, basés notamment sur des prélèvements et des calculs d'activation des matériaux, afin d'évaluer la radioactivité de chaque partie de la centrale, explique Serge Klayele, directeur du Ciden. Puis nous choisissons le meilleur scénario pour démanteler rapidement et à moindre coût, tout en protégeant au maximum les travailleurs et en réduisant les déchets. Nous décidons alors du planning, nous évaluons les coûts, puis nous fixons le cahier des charges et passons commande à des entreprises. »
Mais le calendrier du démantèlement ne dépend pas uniquement de la volonté des exploitants, mais aussi de la disponibilité de la filière de stockage des déchets radioactifs. Et le démantèlement des centrales en produit beaucoup ; essentiellement des déchets de très faible activité à vie courte (TFA), par exemple des bétons faiblement irradiés, qui seront accueillis au centre de stockage TFA situé à Morvilliers (Aube). Mais le cas des déchets de faible activité à vie longue (FAVL) est plus complexe. Il n'existe pas encore de centre prévu à cet effet. Or, la première génération de réacteurs, à graphite-gaz (UNGG) a engendré de nombreux déchets FAVL, notamment du carbone-14, dont la durée de vie est de 5730 ans. Le calendrier du démantèlement des six centrales UNGG est donc intimement lié à la construction de ce centre de stockage, pour lequel l'Andra vient de lancer une consultation2. Son ouverture est prévue vers 2019. Le moindre retard dans sa construction, par exemple en cas de forte opposition des riverains, se traduirait automatiquement par un report du démantèlement des centrales UNGG et donc par des surcoûts. Actuellement, des déchets de graphite issus du début du démantèlement des premières centrales sont entreposés sur sites.
Tout le monde n'est pas d'accord sur la nécessité de construire ces centres de stockage. « Une quantité énorme de déchets radioactifs va être transportée depuis les installations en démantèlement vers les centres de stockage, souligne Chantal Cuisnier, du réseau Sortir du nucléaire. Des sites sont déjà contaminés, pourquoi en contaminer d'autres ? Il vaudrait mieux un stockage sur place. »
Autre grand sujet qui fâche : le coût. 15 % de l'investissement : telle est l'estimation officielle, à la fois par EDF et le gouvernement, du coût de démantèlement des installations nucléaires.
D'où vient ce chiffre ? D'abord, de la Commission pour la production d'électricité d'origine nucléaire (Peon), chargée de conseiller le gouvernement des années 1950 jusqu'à la fin des années 1970. Ce n'est qu'en 1977 qu'elle a pris en compte le démantèlement dans le coût de l'électricité nucléaire et a alors sorti ce fameux 15 %. Depuis, ce taux est resté peu ou prou le même tant du côté des exploitants que de l'État, et a même été confirmé lors d'une estimation officielle en 1999. Pourtant, les premiers démantèlements sont bien plus complexes et onéreux que prévu.
C'est le cas de l'installation de Brennilis dans le Finistère. Construit par le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) à partir de 1962, c'est un petit réacteur (70 mégawatts) de la filière à « eau lourde » aujourd'hui abandonnée. Exploitée par EDF, la centrale bretonne devait être la vitrine du savoir-faire de l'électricien en matière de démantèlement. Mais les ennuis se sont multipliés, avec notamment des rejets incontrôlés au début des opérations. Les dépenses ont explosé et devraient atteindre 482 millions d'euros selon la Cour des comptes. Et depuis 2007, le chantier est arrêté3 pour manquement au devoir d'information du public. « À Brennilis, nous avons mis au point les technologies de démantèlement, par exemple les méthodes d'assainissement du béton, rappelle Serge Klaeyle. D'où les surcoûts qui ne se retrouveront pas lorsque l'on démantèlera les autres installations. » Peut-être, mais qui sait quelles surprises réservent des installations vieilles de plus de trente ans comme celle de Fessenheim ? Comment évaluer le coût du démantèlement alors que l'Andra admet qu'il n'est pas encore possible d'estimer celui du stockage des déchets radioactifs ? Or, le coût du démantèlement intègre celui du stockage. Et l'épisode récent du surcoût du réacteur EPR rappelle que la filière nucléaire a presque toujours sous-évalué ce paramètre.
La comparaison avec d'autres pays n'éclaire pas davantage le débat, puisque les chiffres avancés sont très variés : 300 millions de dollars par centrale de type REP (réacteur à eau pressurisée, comme la plupart des centrales françaises) aux États-Unis, soit une trentaine de milliards de dollars au total, tandis que le gouvernement britannique estime à 103 milliards d'euros le démantèlement de seulement 35 réacteurs. La France est plus proche de l'estimation américaine, avec 20 à 39 milliards d'euros (chiffres de 2003) pour l'ensemble du parc français (58 réacteurs) selon la Cour des comptes. « La stratégie de démantèlement est différente : les Britanniques attendent soixante-dix ans avant de démanteler, ce qui coûte cher », justifie Serge Klayele.
Du côté d'Areva, on estime à 10 milliards d'euros le coût du démantèlement de l'ensemble de ses installations, essentiellement celles de retraitement du combustible. « Mais le démantèlement de l'atelier de haute activité oxyde (HAO) est estimé entre 50 et 100 millions d'euros par an, sur plus de vingt-cinq ans, soit au moins 1,5 milliard d'euros, pour un seul des sept ateliers de La Hague », rappelle Didier Anger, du réseau Sortir du nucléaire et membre de la CLI de La Hague (50).
Les installations de recherche ne sont pas les plus simples à démanteler : elles ont accueilli de nombreuses activités différentes, si bien que chaque démantèlement est particulier. Celui du centre CEA de Fontenay-aux-Roses, en région parisienne, est estimé à 500 millions d'euros. Le CEA considère que l'ensemble de ses opérations de démantèlement s'élèvera à 7 milliards d'euros, dont la moitié pour la seule usine d'extraction du plutonium de Marcoule (30).
Face à toutes ces incertitudes sur les techniques de démantèlement, ses risques envers l'environnement et les travailleurs, et surtout ses coûts, le réseau Sortir du nucléaire demande un débat public, comme l'exige la convention d'Aarhus sur l'information et la participation du public aux décisions en matière d'environnement. Mais pour l'instant, les exploitants comme les pouvoir publics s'y refusent, préférant morceler l'information du public en menant des enquêtes publiques pour chaque démantèlement. Une procédure assez peu contraignante et portant sur des options déjà choisies par l'opérateur, tandis que le débat public, plus en amont, permettrait de s'interroger sur l'ensemble de la filière de démantèlement. « Faut-il un démantèlement immédiat ou différé ? Un stockage sur place ou dans des sites spécialisés ? Même si, au final, ce n'est pas le public qui décide, il faut des discussions publiques sur ces choix, estime Didier Anger. Cela permettrait aussi de mettre en évidence le coût énorme du démantèlement. Lors des enquêtes publiques, celui-ci n'est même pas précisé. » Pour Serge Klaeyle, il n'est pas nécessaire de faire un débat sur l'ensemble du démantèlement, car les opérations ne sont pas similaires. Ce qui contredit ses propres affirmations selon lesquelles le coût de déconstruction allait profiter d'un « effet de série » puisque les démantèlements se ressemblent.