En 2003, le rapport de la Cour des comptes sur la gestion des services publics d'eau et d'assainissement avait fait le constat suivant : le territoire à l'échelle duquel ces services sont gérés est souvent trop petit pour assurer la maîtrise et l'équilibre économique des services. Il recommandait donc un renforcement de la carte de l'intercommunalité. Sept ans après, une enquête de suivi des recommandations est menée sous l'égide du président de la chambre régionale des comptes de Bretagne, Michel Rasera. « Il y avait trois recommandations fortes dans ce rapport, concernant les indicateurs de performance, l'encadrement du contenu du rapport du délégataire et le développement de l'intercommunalité. Sur les deux premières, la Cour des comptes devrait trouver des motifs de satisfaction car les choses ont bien changé. Il n'y a pas eu de dynamique équivalente sur la troisième », constate Igor Semo, directeur des relations extérieures de Lyonnaise des eaux.
Première difficulté pour juger de l'évolution : les estimations Ifen du nombre de services au milieu des années 2000 (25 000 à 30 000) et les chiffres actuels de l'Observatoire national des services d'eau et d'assainissement (36 600) ne sont pas comparables. « L'estimation Ifen était une extrapolation issue d'une enquête réalisée à échelle réduite. Le recensement de l'Observatoire repose sur de l'exhaustif, avec une définition plus précise d'un "service" qui a des incidences puisque, sur un même territoire, on comptabilise deux services s'il y a par exemple une régie de production et une régie de distribution », explique Sylvain Rotillon, chef de projet services publics d'eau et d'assainissement à l'Onema. Il estime que les évolutions ont eu lieu dans l'épaisseur du trait : avec l'émergence des communautés urbaines (1), les mouvements liés à la prise de compétence de communautés d'agglomération et de communautés de communes (1), il n'y a sans doute que quelques centaines de services en moins qu'il y a dix ans. « Une bonne partie des services est encore gérée à l'échelle de communes rurales isolées », précise-t-il.
DES FREINS AU CHANGEMENT
Les causes du manque d'attrait pour la gestion groupée sont diverses. Il faut citer en priorité l'attachement affectif des maires à ce service pas comme les autres, aux sources ou captages communaux, au relationnel à l'usager. « Historiquement, les syndicats d'eau ont tout de même été les premières formes de regroupements intercommunaux, la ressource en eau jouant un rôle structurant dans leur organisation. Il est intéressant d'observer qu'il n'en est pas de même en assainissement collectif, probablement parce que les step sont moins fédératrices, et que le transport des eaux usées reste complexe. Une fois constituées, ces structures ont peu évolué : on aurait pu s'attendre à ce qu'il y ait transfert de ces compétences vers les communautés de communes à leur création, mais force est de constater que cela n'a pas été le cas, sauf pour l'assainissement non collectif », constate Roland Morichon, directeur général Sud-Ouest de Saur.
Il existe aussi des freins intrinsèques à la complexité du millefeuille territorial français. Beaucoup de communes ayant délégué la compétence à un syndicat des eaux, et qui sont maintenant intégrées dans une communauté d'agglomération par exemple, ne transfèrent pas leur compétence à cette dernière : parce qu'elles ne le veulent pas (attachement déjà évoqué), parce que cela aurait des conséquences délétères sur le syndicat (les autres communes, plus petites, ne pourraient se suffire à elles-mêmes dans le groupement à échelle réduite) ou parce que les règles de sortie des syndicats sont trop rigides. Conséquence : la carte des grands services d'eau ou d'assainissement prend parfois des formes aberrantes. On pourrait aussi pointer la question des rivalités politiques, les enjeux personnels des élus ou encore plus simplement le manque d'objectivité sur la réalité de la qualité du service proposé... Quelles qu'en soient les raisons, cela donne des situations étranges. Ainsi, le syndicat intercommunal des eaux de la région de Grenoble ( SIERG), qui doit sécuriser son alimentation en eau, porte depuis des années un projet jugé extraordinairement coûteux par le Collectif Eau de la région grenobloise : amener de l'eau depuis un aquifère éloigné de près de 30 kilomètres, dans une situation compliquée de montagne, avec des dénivelés importants à gérer, et en passant sous le massif de Belledonne. Les associations prônent une solution plus simple : la fourniture d'eau par la ville de Grenoble, qui gère son service municipal d'eau en régie et qui dispose de larges réserves de production d'une eau d'excellente qualité à faible coût. Dans le Lot, où l'émiettement des services est particulièrement fort (Saur, à lui seul, opère 50 contrats totalisant 52 000 abonnés), le conseil général essaie depuis longtemps, avec un succès mitigé, d'insuffler une dynamique de regroupement. La gestion intercommunale existe pourtant en matière de déchets dans ce département, puisque les communes ont massivement adhéré à un syndicat départemental, le Syded du Lot. Ils en sont même fiers, car le Syded est une vitrine affichant des performances impressionnantes de collecte des déchets recyclables en milieu rural dispersé. En mai 2008, le Syded a pris deux compétences supplémentaires : production d'eau potable et traitement des boues de step. Mais les communes ou petits syndicats lui ayant transféré la gestion de l'eau sont peu nombreux.
HARMONISATION LOCALE
Il faut souligner que, dans un premier temps, il y a toujours des gagnants et des perdants dans un regroupement, car les situations de départ ne sont pas les mêmes. Les communes qui ont investi pour disposer d'un bon niveau d'équipement, de traitement, etc., n'ont pas envie de s'associer à celles qui ne l'ont pas fait. Les communes se trouvant dans une situation favorable, avec une eau abondante et nécessitant peu de traitement, craignent de s'associer à des situations à problème qui demanderaient des investissements et augmenteraient leur prix de l'eau dans le cadre de la solidarité. Le saut est d'autant plus difficile à faire que les petites communes autonomes ont souvent un prix de l'eau très bas. Parce que les investissements ne sont pas faits et que les communes en question se contentent du strict minimum, estiment beaucoup d'observateurs. « L'harmonisation locale peut être, dans un premier temps, défavorable : il faut du courage politique pour aller expliquer cela à sa population. Mais s'arrêter à ça est une vision à court terme. Il faudra bien faire les investissements de toute façon », rappelle Sylvain Rotillon.
La dernière difficulté est l'incapacité générale à fournir des preuves du lien réel entre taille, performance et prix d'un service. C'est du bon sens (économies d'échelle dans un secteur caractérisé par l'importance de ses coûts fixes, péréquation, création d'un espace de solidarité), mais purement empirique. On ne peut généralement même pas comparer la situation avant/après regroupement, car l'échelle de temps pour la mise en place d'un service unifié est longue et que les conditions d'exploitation et de prix du service ont alors beaucoup changé.
SMALL IS NOT BEAUTIFUL ?
« Certains services sont effectivement simples à gérer. Lorsqu'une commune isolée a une ressource abondante et de qualité, ou qu'une toute petite collectivité gère la collecte des eaux usées et les envoie sur une step extérieure, on peut comprendre la réticence des élus à s'engager dans quelque chose de plus complexe et plus coûteux, reconnaît Loïc Mahevas, directeur de Service public 2000. Les limites de fonctionnement sont cependant vite atteintes, pour les astreintes, la gestion de crise... » Le niveau de complexité des enjeux des services d'eau et d'assainissement est bien différent de celui d'hier. Le service nécessite en effet plus de moyens humains, plus de compétences techniques et plus d'investissements qu'avant. Les attentes des abonnés en termes de relations clients se sont aussi renforcées, même dans les communes rurales. « Les petits services ne sont pas forcément mauvais, mais on peut se poser des questions sur leur capacité à anticiper l'avenir, développe Sylvain Rotillon. Dans certains secteurs, respecter les normes d'eau potable ou celles de traitement des eaux usées, sans parler du renouvellement des réseaux, est quasi impossible pour une commune isolée. On arrive à des situations où les investissements sont tellement élevés que, sans regroupement, le service ne peut que se dégrader à terme. »
ÉCONOMIES D'ÉCHELLE
Le regroupement est alors la seule planche de salut pour réunir des forces financières et réaliser des économies d'échelle. Tout cela amène à s'interroger sur la taille critique des services : à partir de quel seuil de population un service peut-il être durable ? Comme bien souvent, la réponse n'est pas simple. Il s'agira évidemment de prendre en compte la réalité du terrain : logique hydrographique, densité de population... « Plutôt que d'effet de seuil, on devrait parler de distance et de délai de réactivité, remarque Jean-Jacques Hérin, directeur aménagement, réseaux et constructions à la communauté d'agglomération du Douaisis. Pour avoir de la réactivité, il faut de la proximité : c'est valable encore plus en assainissement qu'en eau. » Pour l'assainissement en milieu rural, « le bénéfice économique d'une mutualisation paraît de toute façon discutable », ajoute Roland Morichon. L'échelle de regroupement idéale ne serait donc pas trop petite, ni trop grande, car de très grands services pourraient aussi générer des contre-effets d'échelle. « Regrouper des syndicats d'eau qui sont à une échelle logique, en termes de ressources, à une échelle supraterritoriale (départementale par exemple), ne permettra pas forcément d'obtenir un prix de l'eau plus bas pour un meilleur service », note de son côté Pierre Etchart, président de la Fédération des distributeurs d'eau indépendants ( FDEI).
CONCURRENCE
La concentration soulève également d'autres interrogations. « Dans le Lot-et-Garonne, la question d'un syndicat d'eau et d'assainissement à l'échelle départementale fait débat, en particulier sur deux aspects : la crainte que, sur un territoire très important, le service à l'usager devienne trop standardisé et déshumanisé, et celle que la globalisation des marchés entraîne une perte au niveau de la mise en compétition des entreprises », explique Gérard Pénidon, directeur de la Fédération départementale d'eau potable et d'assainissement du Lot-et-Garonne. Pour Igor Semo, « dans une certaine mesure, le regroupement stimule la concurrence : pour un service de 50 000 habitants, il y a plus de bataille que pour dix services de 5 000 habitants. Cependant, au-delà d'une certaine limite, cette analyse n'est plus valable. Au-delà de 30 000 habitants, les opérateurs de petite taille sont rarement présents dans le tour de table de la consultation ».
EFFET D'ÉMULATION
Et évidemment, il n'y a pas beaucoup d'entreprises pouvant positionner leur candidature pour un service à l'échelle de deux millions d'habitants. « Les PME ont les moyens humains et techniques de gérer les problématiques d'eau ou d'assainissement à l'échelle de plus de 30 000 habitants. Mais, en pratique, pour des raisons sans doute politiques ou liées à des a priori, elles ont du mal à être présentes à ce niveau », confirme Pierre Etchart. La mutualisation permise par le regroupement de communes lui apparaît positive, en termes de contrôle et d'assistance à maîtrise d'ouvrage, à condition qu'elle ne conduise pas à un appel d'offres sur un seul lot. « Installer un seul délégataire dans le paysage local est une fausse bonne idée, précise-t-il. Dans nos métiers, la compétitivité vient de l'ancrage local : un délégataire déjà présent sur un territoire peut faire des offres intéressantes grâce à la mutualisation de ses moyens. En optant pour un opérateur unique, la collectivité risque de faire disparaître les autres du territoire : au prochain appel d'offres, il n'y aura alors plus de concurrence (le ticket de retour pour les autres acteurs sera trop élevé) et le prix s'en ressentira. La concentration des services ne doit pas entraîner une concentration encore plus grande des opérateurs. » Il ajoute que l'option multi-opérateurs sur un même territoire a un effet d'émulation au moins aussi intéressant financièrement pour la collectivité, que les gains qu'elle pourra obtenir à travers les économies d'échelle et la négociation d'un contrat sur un nombre plus important d'abonnés. « La performance des offres remises dépend toujours plus des forces en présence que de l'échelle du service », affirme Pierre Etchart.
COEXISTENCE VOLONTAIRE
La coexistence volontaire de plusieurs délégataires sur un territoire est une situation assez rare. Nantes Métropole a ainsi fait le choix d'opérateurs multiples et de modes de gestion diversifiés, justement pour conserver une émulation entre opérateurs (et avec la régie). Mais, le plus souvent, la création d'une intercommunalité s'accompagne d'un alignement des durées de contrats pour aboutir à un contrat unique. « De fait, le nombre de contrats de partenariat public-privé a tendance à baisser légèrement sous le seul effet des regroupements territoriaux. Dans des agglomérations où il y avait auparavant une dizaine de contrats, il n'y en a parfois plus qu'un seul », témoigne Tristan Mathieu, directeur des relations contractuelles de Veolia Eau.
« Au fond, un même moteur pousse les communes vers l'intercommunalité et vers la délégation : c'est la complexité technique de la gestion de leurs problèmes d'eaux, poursuit Tristan Mathieu. Dans un cas comme dans l'autre, il y a une recherche de mutualisation, soit directe via le regroupement intercommunal, et cela quel que soit le mode de gestion retenu ; soit indirecte, par la mutualisation des moyens de l'opérateur privé, vraiment intéressante pour les communes esseulées (qui constituent encore un peu plus de 50 % de nos contrats). »
TAILLE DE SERVICE ET MODE DE GESTION
La majorité des petites communes autonomes étant en régie, on ne peut éviter de poser, sans parti pris, la question de la relation entre taille de service et mode de gestion. « Il faut une certaine masse critique pour qu'une collectivité puisse se doter des compétences et organiser un service performant en régie, répond Sylvain Rotillon. Objectivement, par la mutualisation territoriale sur les différents contrats, la délégation est pratiquement le seul moyen permettant à de tout petits services de disposer des ressources nécessaires pour assurer la qualité. » Quelques chiffres donneront à réfléchir sur la question. On compte un emploi à temps plein pour 1 000 à 1 500 abonnés et il en faut au moins deux pour pouvoir fonctionner toute l'année, sinon le technicien ne part ni en vacances ni en formation et il ne doit jamais être malade. Mathématiquement, un service en régie de moins de 3 000 abonnés peut donc difficilement fonctionner.
Autre point : la taille de la collectivité organisatrice a-t-elle une incidence sur ses capacités de négociation et de suivi des contrats ? Les délégataires balaient unanimement l'argument, en évoquant un fort renforcement des contrôles ces dernières années, toutes collectivités confondues, et en soulignant que, de plus en plus, depuis le désengagement de l'ingénierie publique en milieu rural, les collectivités créent leur propre bureau de contrôle. Ils ajoutent que les collectivités de toutes tailles s'adjoignent des conseils pour négocier les contrats, en précisant que, jusqu'à une période récente, les contrats ruraux se négociaient durement dans le bureau des directions départementales de l'agriculture : l'idée du maire rural seul face aux équipes des délégataires aurait toujours été une image d'Épinal. « Sur le Douaisis, le transfert de la compétence eau au Siado n'a pas entraîné de grandes modifications techniques du service. Ce qui a changé, c'est le rapport avec les fermiers, témoigne de son côté Jean-Jacques Hérin. Avant, aucune commune, même Douai, n'était en mesure de discuter d'égal à égal avec eux. Avec le regroupement, on a pu se doter d'une équipe compétente de trois personnes, reprendre la maîtrise de la situation, et conserver un prix égal à 2003 pour un service que je considère performant.