Les mâchefers d'incinération de déchets non dangereux (MIDND) 1 sont les résidus solides de la combustion des déchets récupérés en sortie basse du four dans les usines d'incinération d'ordures ménagères (UIOM : la France en compte 129 sur l'ensemble du territoire). Composés majoritairement d'un mélange de métaux, de verre, de silice, d'alumine, de calcaire, de chaux, d'imbrûlés, les mâchefers représentent 10 % du volume et 20 à 25 % de la masse initiale incinérés : chaque tonne incinérée produit de 200 à 250 kg de MIDND. Selon une étude publiée par Amorce courant 2012, les 14,1 millions de tonnes de déchets ménagers et assimilés incinérés en France en 2011 ont produit 3 millions de tonnes de mâchefers.
Que faire de ces quantités de déchets ? La question n'est pas nouvelle, pas plus que ne le sont les polémiques, tensions, suspicions, inquiétudes plus ou moins rationnelles, qui entourent l'usage de ceux-ci. Depuis des décennies – le premier et u nique texte jusqu'à la récente révision de la législation en 2011 était une simple circulaire datant de 1994 – le choix a été fait d'encourager la valorisation des mâchefers prin ci pa lement en u sage routier : sous couches, remblais… Pour ce faire, ces déchets doivent passer par une série de traitements mécaniques : refroidissement (majoritairement par lavage à eau), criblage, extraction des métaux (voir encadré), maturation (pour stabiliser les caractéristiques physicochimiques et anéantir le potentiel polluant), élaboration (le produit est homogénéisé grâce à des techniques de scalpage, concassage, criblage). Ces opérations préparatoires se déroulent sur les IUOM ou sur des IME, installations de maturation et d'élaboration (une quarantaine en France, dont la grande majorité est privée). À l'issue de ces étapes, les mâchefers empruntent deux grandes voies : la valorisation si les résultats des analyses correspondent aux normes définies par la réglementation ou l'envoi en installations de stockage de déchets non dangereux (ISDND). Principale voie de valorisation, l'utilisation en technique routière représente selon les données quantifiées d'Amorce, 79 % des tonnages recyclés en 2011 et 73 % en 2010. 18 % des entités (IUOM, IME, conseils généraux et collectivités) valorisent leurs mâchefers comme remblais de friches industrielles. L'aménagement des ISDND représentait 12 % des tonnages en 2010 et 21 % en 2011. Avec 2 % des usages, les essais de valorisation avec des cimentiers ou l'utilisation comme remblais dans des chantiers agricoles demeurent des voies très marginales.
Le problème est que depuis quelque temps, la filière routière, largement majoritaire, s'est grippée. L'année 2011 a été marquée par l'augmentation des quantités de mâchefers valorisables qui ne l'ont pas été faute de débouchés, même si les situations sont très variables selon les territoires. Sur un échantillon de 38 installations (1,04 million de tonnes de MIDND produits), l'étude d'Amorce indique que le taux de mâchefers effectivement valorisés se situe en moyenne à 63 % en 2010 et 60 % en 2011, tandis que le taux de MIDND valorisables qui n'ont pas pu être valorisés augmente : 20 % en 2010 et 27 % en 2011. Pour les 12 IME qui ont répondu à l'enquête, ce taux a également augmenté, passant de 20 % à 25 % du tonnage traité.
Dans certaines régions, la situation a été et demeure extrêmement tendue, avec une chute vertigineuse des taux de valorisation. Lors d'une journée technique sur le devenir des mâchefers organisée par le pôle de compétitivité Axe-lera, à Lyon, en octobre 2012, le Covade (coopération pour la valorisation des déchets) qui regroupe quatre EPCI (Établissement public de coopération intercommunale) en Rhône-Alpes, dont le Grand Lyon (soit un territoire de 2,1 millions d'habitants ; 38 % de la population régionale) a tiré la sonnette d'alarme et fait l'énumération des nombreux facteurs qui ont mené à cette situation : délais mis pour faire évoluer la réglementation (le remplacement de la circulaire historique a été entamé en 2008-2009…), principe de précaution brandi dans ce laps de temps, existence de gisements « faciles » de graves naturelles ou de graves recyclées en concurrence directe avec les mâchefers, multiplication des actions d'associations, prudence des élus pour imposer l'utilisation de MIDND, diminution du nombre de chantiers routiers (crise)…
Ce contexte risque d'avoir des conséquences finan-cières pour les collectivités car les MIDND qui ne sont pas écoulés sont soit stockés, soit envoyés faute de place en enfouissement. Selon le Covade, « le coût de traitement en centre de stockage serait trois à quatre fois plus élevé que la valorisation, avec un risque à la clé de saturation des installations déjà peu nombreuses sur le territoire ».
Vers un déblocage de la situation ?
Il semble que la nou velle réglementation apporte surtout son lot de complications. « Dans l'arrêté du 18 novembre 2011, les protocoles d'analyses ont changé et les seuils à respecter sont plus stricts. On risque donc dans un premier temps d'avoir un pourcentage de mâchefers non valorisables plus important qu'avant (…) de l'ordre de 10 % à 30 % », analysait Olivier Troesch de Novergie (Sita), qui exploite six usines de valorisation énergétique en Rhône-Alpes, lors de la journée Axelera. L'enquête nationale d'Amorce auprès des maîtres d'ouvrage des UIOM confirme que « sur plus de cinquante sites ayant effectué des analyses en mai 2012, plus d'une vingtaine avait au moins un seuil non conforme à la nouvelle réglementation (75 % pour le plomb, dû très certainement au fait que les mâchefers étaient peu maturés ; 29 % en antimoine) ». Depuis des années, Reims Métropole (220 000 habitants, 100 000 tonnes de déchets ménagers/an) s'illustre par son choix assumé de gérer et de valoriser elle-même ses mâchefers. Sur le site Trivalfer, la plateforme dédiée au traitement des MIDND, dont elle est propriétaire, est exploitée par Yprema et Moroni (opérateur local de TP). Remblais de tranchées, sous-couches de voirie, la collectivité fait régulièrement le choix de matériaux alternatifs. Didier Gueniffey, chef de projet valorisation des déchets Reims Métropole explique : « Si un nouvel arrêté apporte enfin un cadre juridique, sa mise en place a créé de nouvelles perturbations. Outre des lourdeurs administratives (changements des codes nomenclatures…), le texte est incomplet (…) Il n'impose pas clairement le passage des mâchefers en IME, ne différencie pas les mâchefers issus de l'incinérateur de ceux élaborés en IME. De plus, la responsabilité de la qualité entre l'incinérateur et l'exploitant de la plateforme IME n'apparaît pas. » Enfin, ce texte « ne donne pas tous les outils pour travailler. Exemple : il ne définit pas les protocoles de préparation des échantillons au niveau des laboratoires d'analyses, ce qui peut avoir des impacts non négligeables sur les résultats… »
Pour ce qui est du dépassement des nouvelles valeurs limites, la question n'est en rien insurmontable selon les différents professionnels interrogés et va se résoudre, si ce n'est déjà fait, par des réglages techniques sur les sites : allongement du temps de maturation, remplacement d'équipements ; optimisation de la combustion, maîtrise des apports etc.
« La circulaire de 1994 était dépassée, elle n'était pas suffisamment précise, ce qui n'était pas optimal pour assurer leur valorisation », note Patrick Vaillant, du Cete (Centre d'études techniques de l'équipement) de Lyon, organisme du ministère de l'Écologie et du Développement durable et de l'Énergie. Selon lui, « en apportant des garanties supplémentaires, la nouvelle législation, plus carrée, mieux structurée, va participer à revaloriser l'image des mâchefers… même si un temps d'adaptation est forcément nécessaire. Cela va prendre un certain temps (2, 3, 4 ans ?) pour que l'emploi des mâchefers entre à nouveau pleinement dans les mœurs », reconnaît-il. À l'échelle des régions, des colloques, journées de sensibilisation, groupes de réflexion associant les différents partenaires, campagnes de communication sont organisés pour accélérer le mouvement… Sur le terrain, beaucoup se montrent pessimistes. Le problème majeur est ailleurs, selon différents interlocuteurs pour qui « le texte ne règle pas la question essentielle : à savoir la sortie du statut de déchets des mâchefers ». « Depuis 1994, on se bat pour que ce matériau soit reconnu comme un produit ; le cantonner à un déchet casse l'image et n'incite pas à l'utiliser », regrette Didier Guenniffey. Reims Métropole est d'ailleurs un des sept membres fondateurs de l'Association nationale pour l'utilisation de graves de mâchefers (ANGM) créée mi 2012. « L'association est composée d'exploitants de plateformes de maturation soit cinq PME (Yprema, Lingenheld, Modus Valoris, Moroni, TTM Environnement) et deux collectivités territoriales (Reims Métropole et Valenseine). Présents dans sept régions, nous “pesons” 25 % des tonnes de mâchefers réutilisés », note Guy Moulin, le président de l'ANGM, laquelle a déposé un recours contre l'arrêté au conseil d'État. La nouvelle réglementation ne traite exclusivement que des travaux routiers. « Le fait que le texte ne cadre que la valorisation en technique routière ne veut pas dire que les autres u sages sont interdits, insiste Patrick Vaillant, qui a participé au long travail d'élaboration de l'arrêté. Un grand chantier sur les utilisations po ten-tielles dans les domaines de la construction et du bâtiment devrait être lancé », assure-t-il. Mais compte tenu du sujet, on imagine combien ce nouveau chantier risque d'être long et compliqué…