À force d'être tordu dans tous les sens, le concept d'économie circulaire est devenu l'argument marketing ultime pour justifier le moindre projet plus ou moins vertueux. Un nouveau centre de tri ? Économie circulaire. Une chaufferie à biomasse ? Économie circulaire. La remunicipalisation de l'eau à Paris ? Économie circulaire… Au risque de vider le concept de sa substance. « Je me méfie de ceux qui ne voient rien de nouveau dans cette approche comme de ceux qui croient que c'est la solution miracle capable de résoudre tous nos problèmes », lançait le pragmatique Bruno Lechevin, président de l'Ademe, lors des premières Assises nationales de l'économie circulaire mi-juin à Paris.
Derrière un mot valise se cache pourtant un nouveau modèle de développement local qui met la matière première et le déchet au cœur de tout. « L'enjeu est de trouver une sortie de secours à l'impasse dans laquelle nous sommes. Le principal paramètre du XXIe siècle est la rareté, une étape intermédiaire entre l'illusion d'abondance et la pénurie. La rareté se pilote. La pénurie se subit. L'économie circulaire nous permettra de prospérer sans croître », résume Nicolas Hulot, président de la fondation qui porte son nom.
On peut admettre que le monde d'hier est celui de la surconsommation et du tout jetable tandis que celui de demain sera basé sur un juste prélèvement de la ressource et le recyclage. Encore faut-il comprendre comment cheminer de l'un à l'autre. « On est à l'heure du passage à l'acte et l'entreprise est plutôt à l'avant-garde », veut croire Géraldine Poivert, directrice générale d'Ecofolio et vice-présidente de l'Institut de l'économie circulaire. En conciliant des objectifs économiques, environnementaux et sociaux, le concept « réconcilie les keynésiens et les libéraux ; ceux qui défendent des valeurs éthiques et ceux qui mettent en avant la création de valeurs ». La montée en puissance d'un discours anti-enfouissement trouve ainsi un écho favorable auprès des ONG, qui dénoncent un risque environnemental, comme parmi les industriels qui cherchent des débouchés plus nobles aux déchets pour des raisons purement économiques. Exemple avec Lafarge qui envisage de substituer 75 % de sa consommation d'hydrocarbures par des combustibles solides de récupération (CSR). Mais, en pratique, « le problème, c'est que le modèle de production linéaire reste souvent le plus efficace », soupire Maximilien Rouer, directeur général délégué de Greenflex. Pour changer la donne, « il est nécessaire d'actionner les leviers positifs », estime François-Michel Lambert, député et président de l'Institut de l'économie circulaire. Dans une étude qui sera publiée cet automne, le cabinet Inddigo a identifié plusieurs points clés susceptibles de pousser les entreprises à se lancer. Parmi eux, la recherche d'une meilleure image de marque et l'évolution du cadre réglementaire. En France, les dispositifs de responsabilité élargie du producteur contribuent largement à la montée en puissance du recyclage et de l'écoconception. En Allemagne, le coût de l'enfouissement dynamise le secteur des CSR.
Parallèlement, des freins doivent être levés pour stimuler l'économie circulaire. « Les entreprises ont encore trop de difficultés à trouver les matières premières secondaires dont elles ont besoin », note Cyril Adoue, consultant chez Inddigo. Dans un livre blanc publié en juin, la Fédération des entreprises du recyclage (Federec) multiplie les propositions : instaurer une TVA réduite sur les matières premières recyclées, continuer les démarches de sorties du statut de déchet, supprimer les obstacles juridiques pour l'utilisation du recyclé dans la commande publique et privée… La filière attend par ailleurs avec impatience l'émergence d'un centre technique du recyclage qui, à l'image du CTP pour le papier ou du Cetim pour les industries mécaniques, pourrait évaluer la recyclabilité des matériaux mis sur le marché et trouver des débouchés pour les matières premières récupérées en fin de vie.
Les collectivités ont, elles aussi, leur rôle à jouer pour que les acteurs économiques locaux travaillent de manière coordonnée en définissant des stratégies d'écologie industrielle. En France, bon nombre d'entre elles incitent, à l'instar de la ville danoise de Kalundborg, les entreprises à utiliser des ressources disponibles localement et à chercher un débouché proche pour leurs déchets ou sous-produits. Dans l'Aube par exemple, un Club d'écologie industrielle tâche de centraliser les données des uns et des autres pour faire émerger des projets de symbiose tout bénéfice.
Il ne s'agit pas de réinventer la roue. Ce travail est déjà en partie effectué par les recycleurs qui évaluent les débouchés des déchets qu'ils captent et qui prospectent eux-mêmes des solutions locales pour ne pas voir leurs coûts logistiques exploser. Mais l'enjeu est de systématiser ce type d'approches et d'intégrer les entreprises dans les projets les plus complexes. Dans la logique linéaire qui a toujours prévalu, adapter un procédé industriel pour utiliser une matière première locale ou pour préparer une matière secondaire était une ineptie. Dans un modèle circulaire, cela devient une évidence.
Fin juillet, l'Établissement public d'aménagement Plaine de France et Aéroports de Paris ont ainsi lancé un grand diagnostic sur le Grand Roissy. Ils n'ont eu aucun mal ensuite à convaincre les principaux acteurs économiques et institutionnels du territoire de se réunir pour faire émerger localement trois filières à fort potentiel de recyclage : le BTP, le textile et les biodéchets. Avec en ligne de mire, d'énormes économies de ressources. Dans son inventaire régional de flux de matières, le premier du genre, Alterre Bourgogne, l'agence régionale pour l'environnement et le développement soutenable, estime à 90 kg le gisement quotidien extrait, produit ou importé pour chacun des habitants de la région ! Faute de procédés de recyclage adaptés, le secteur de la construction pèse notamment pour 41 % de la matière consommée. « Cela met en évidence des enjeux qu'on connaît. Mais avoir des chiffres est important pour interpeller les milieux économiques », constate Pascale Repellin, chargée de mission chez Alterre.
Si les entreprises doivent ajuster leur demande à l'offre de matières disponibles localement, elles doivent aussi faire évoluer leurs produits pour qu'ils ne finissent pas enfouis ou incinérés. Une démarche d'écoconception assortie d'une analyse de cycle de vie est un bon moyen d'y arriver. « On a beaucoup travaillé sur la recyclabilité des produits. On se penche davantage aujourd'hui sur leur durée de vie », explique Camille Beurdeley, déléguée générale du Gifam. Alors que les prix des équipements ne cessent de diminuer et que les coûts de réparation évoluent en sens inverse, les fabricants d'appareils ménagers ont créé un réseau de réparateurs agréés et une plate-forme afin que les professionnels accèdent plus facilement aux pièces détachées dont ils ont besoin. « On travaille aussi avec l'Ademe pour mettre en œuvre une filière de pièces d'occasion, comme cela existe dans l'automobile », poursuit-elle. Dans d'autres secteurs comme l'armement, les sociétés de maintenance sont là pour témoigner que leurs initiatives visant à augmenter la durée de vie de certains équipements ne sont pas toujours bien vues. « Les fabricants nous mettent des bâtons dans les roues pour nous empêcher de venir jouer dans leur cour », estime Catherine Harlez, directrice générale de Aprres Industries, spécialiste de l'ingénierie, de la maintenance et de la reconstruction.
Cependant, certains constructeurs ont compris l'intérêt de la refabrication, comme Armor qui remet à neuf des cartouches d'impression usagées. « Le gros de la matière est une coque en plastique qui est comme neuve une fois nettoyée, justifie Hubert de Boisredon, P-DG de l'entreprise. Chaque année, 140 millions de cartouches sont commercialisées en Europe. Cela fait 100 000 tonnes de matière perdue. » Selon ses calculs, la refabrication réduit la facture liée à l'impression de 30 % et les émissions de gaz à effet de serre de 60 %. « C'est une démarche d'économie circulaire assez facile à engager pour une entreprise ou une administration », conclut-il.
Ce type d'opérations ne s'improvise pas.
La remise à neuf demande d'abord un produit qui se démonte facilement, ce qui conduit à s'interroger sur les techniques de conception traditionnelles. Pour sa machine à expresso Ek'oh, Malongo a par exemple banni les vis et adopté une approche modulaire pour remplacer plus facilement les pièces défectueuses. Il faut ensuite des règles de logistique inversée pour capter les produits en fin de vie et un process de refabrication. Chez Neopost, toutes les machines à affranchir de milieu de gamme suivent désormais un parcours analogue. « Un diagnostic technique nous permet de voir si l'on peut repartir du produit ou s'il faut le détruire ou le cannibaliser, c'est-à-dire récupérer les seules pièces intéressantes, explique Guillaume Moenne-Loccoz, chef de produit dans l'entreprise. Les machines sont ensuite désassemblées et inspectées. Certaines pièces sont changées de manière systématique pour des raisons esthétiques ou fonctionnelles. Puis il faut réaliser une série de tests. » Comme Armor, Neopost estime que ce nouveau modèle peut générer jusqu'à 30 % d'économies. Il permet, en outre, de relocaliser une partie de la production.
Mais les convertis ne sont pas encore légion. Faire machine arrière n'est pas une évidence quand on a longtemps « expliqué aux spécialistes du marketing comment développer la surconsommation ou faire du dumping environnemental, selon Jean-Christophe Carteron, directeur RSE de Kedge Business School. L'enjeu est de passer de quelques beaux exemples à une phase d'industrialisation, poursuit-il. Il faut à la fois s'enthousiasmer des réussites et mesurer le chemin qui reste à parcourir. » Les entreprises qui se lancent dans la refabrication travaillent notamment sur des produits matures. Sur les marchés animés par une course à l'innovation comme la téléphonie mobile, cela reste illusoire.
Alors que fabriquer un article de mauvaise qualité s'avère encore plus rentable, l'universitaire et président du Comité pour la fiscalité écologique Christian de Perthuis soulève un autre levier à actionner pour basculer vers un modèle circulaire. « La tarification des biens et services est absurde. Il faut aller vers une tarification des usages. » Maximilien Rouer incite notamment les entreprises à se remettre en cause pour entrer dans l'économie de fonctionnalité. Pour acquérir des équipements, « les directions des achats retiennent à 90 % des critères de prix », regrette-t-il. Un calcul qui ne milite pas franchement pour des produits vertueux. « Passer à la location longue durée est une option pour lisser les économies générées pendant la durée de vie du produit et cela améliore la capacité de financement des entreprises. Cela permet à celles qui n'ont pas les moyens d'investir fortement d'entrer dans l'économie circulaire… Le problème, c'est qu'avec ce type de proposition, on se fait des amis à la direction financière, mais dans la plupart des services, on restreint le pouvoir de certains barons. »
« En parlant d'une fonction d'usage, on dépasse le débat sur vente ou location », considère quant à lui Romain Demissy, animateur du club économie de la fonctionnalité d'Atemis. Cette structure accompagne les entreprises et les institutions territoriales dans leurs mutations vers d'autres modèles économiques. En proposant à ses clients non plus des pneus, mais des kilomètres parcourus, Michelin a par exemple vite compris qu'il avait intérêt à améliorer l'efficacité du service de transport… Ce qui l'a conduit à optimiser ses produits en fonction de l'usage qui en est fait, mais aussi à former les chauffeurs à l'écoconduite. « On fait un saut systémique. On sort de la logique du seul fournisseur pour adopter celle de la coopération », analyse Romain Demissy. Ce n'est pas le fait de vendre un service plutôt qu'un produit qui rend celui-ci plus vertueux, mais c'est la dynamique créée par l'accent mis sur l'usage. Les exemples sont nombreux. Dans le grand public, le succès des vélos et de voitures en libre-service est ainsi susceptible de générer des économies de ressources si les consommateurs renoncent à acheter un véhicule qu'ils utilisent occasionnellement. Ces nouveaux services font s'interroger le citoyen lambda sur sa mobilité.
Mais l'innovation ne suffira pas à généraliser des produits et services plus cohérents avec les principes de l'économie circulaire. Plusieurs évolutions réglementaires seront nécessaires pour contribuer à la fin du tout jetable. Au niveau européen, un texte en discussion tente d'encadrer l'obsolescence programmée (tout en évitant le terme qui pointe la responsabilité des entreprises). « Il a fallu trouver des consensus, donc il n'y aura pas délit d'obsolescence, prévient Thierry Libaert, rapporteur du texte en Conseil économique et social européen, un des organes consultatifs des institutions européennes. Les entreprises devront en revanche délivrer une meilleure information sur la durée de vie et la qualité de leurs produits. Un observatoire européen de l'obsolescence programmée devrait par ailleurs être créé. » Enfin, la fiscalité est un autre levier majeur. « À chaque fois qu'on tarife les pollutions, on incite les acteurs économiques à évoluer. Il faut supprimer les nombreuses exemptions de la TGAP pour rendre plus coûteuse la mise en décharge », suggère Christian de Perthuis. l