Les barrages sont au coeur de plusieurs problématiques parfois contradictoires. Quelle que soit leur fonction - produire de l'électricité, servir de réserve d'eau pour l'irrigation ou la production d'eau potable -, la priorité de leurs exploitants est avant tout d'assurer la sécurité des personnes et des biens situés en aval. Ce dossier sécurité est en pleine évolution : le 13 décembre 2007 est paru au Journal officiel le décret n° 2007-1735 traitant de la surveillance des barrages. Les professionnels du secteur attendent aujourd'hui les arrêtés qui permettront de l'appliquer concrètement. Autre enjeu de taille : les préoccupations environnementales, de plus en plus pressantes, avec, d'un côté, les ambitieux objectifs européens de production d'électricité d'origine renouvelable et, de l'autre, les exigences concernant la qualité de l'eau et des milieux aquatiques.
Nouveau classement
« L'une des principales particularités du parc de barrages français est que les ouvrages sont presque toujours situés en amont de zones où il y a de forts enjeux en termes de sécurité », souligne Michel Lino d'ISL Bureau d'Ingénieurs Conseils, un cabinet d'étude et d'ingénierie. D'où l'accent mis sur la sûreté des ouvrages. Le récent décret introduit plus d'harmonie dans leur gestion, mais aussi plus d'exigences, rapprochant les barrages des sites industriels dangereux.
Les barrages étaient jusqu'à présent classés en trois catégories : les grands barrages intéressant la sécurité publique (ISP), dont la hauteur dépasse 20 mètres ; les barrages de moyenne importance (BMI), d'une hauteur comprise entre 10 et 20 mètres ; et les autres barrages et digues. Chaque catégorie avait ses obligations de contrôle et de surveillance. Le principe général était et reste cependant le même pour tous : « Les exploitants doivent assurer la surveillance et l'entretien de leurs ouvrages. Les pouvoirs publics, de leur côté, ne font que contrôler que cette surveillance est faite comme il faut, selon un calendrier et des exigences définies lorsque la concession ou l'autorisation sont accordées. De même, c'est l'exploitant qui décide des investissements destinés à l'entretien : les services de contrôle n'interviennent que s'il y a un laisser-aller manifeste », précise Marc Hevers, chargé de mission hydraulique à la Direction régionale de l'industrie de la recherche et de l'environnement (Drire) de la Région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Les Drire sont chargées de contrôler les barrages hydroélectriques concédés par l'État ; les directions départementales de l'agriculture et de la forêt (DDAF) remplissent le même rôle pour les barrages destinés à l'alimentation en eau.
surveillance
La classification et les obligations imposées aux exploitants évoluent avec le nouveau décret. Quatre classes de barrages apparaissent : de A à D. La classe A correspond aux barrages ISP, la classe B aux barrages BMI. Selon leur taille, les plus petits barrages rentrent dans l'une des deux catégories restantes, et sont soumis à une surveillance plus approfondie qu'auparavant.
L'une des principales mesures tient à de nouvelles obligations imposées aux exploitants. Comme auparavant, les ouvrages de classe A sont soumis à un rapport annuel d'exploitation et un rapport bisannuel d'auscultation ; cinq ans après la mise en eau de l'ouvrage, puis, tous les dix ans, les exploitants présentent une « revue de sûreté » intégrant une analyse des parties de l'ouvrage habituellement sous l'eau. Changement important : la vidange n'est plus obligatoire pour l'auscultation. Elle impliquait des coûts élevés pour les exploitants, et soumettait les zones aval à de fortes perturbations environnementales. Les rapports concernant les barrages de classe B sont similaires mais moins fréquents.
Étude de dangers
Avec ce décret, à ces rapports s'ajoute un nouvel élément essentiel : une étude de dangers est rendue obligatoire pour tous les barrages de classes A et B. Une telle étude est déjà imposée aux industries relevant du régime des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). « Le dispositif prévu pour l'industrie est ainsi adapté au génie civil », note Paul Royet, chercheur au Cemagref, principal organisme public de recherche sur les barrages en France. Les caractéristiques exactes de l'étude de dangers restent encore à définir. D'après Michel Lino, « le but est dans un premier temps d'identifier les scénarios pouvant conduire à la rupture de l'ouvrage : les crues, les séismes, l'érosion interne pour les barrages en terre... Une analyse fonctionnelle décompose l'ouvrage selon les fonctions qu'il remplit et étudie les risques possibles. Dans un second temps, l'étude devra établir une cartographie des zones inondables en cas de rupture, et des mesures devront être proposées pour diminuer les risques. » La cartographie des zones inondables est déjà exigée des ouvrages soumis à plan particulier d'intervention (PPI), c'est-à-dire des barrages de classe A ayant une retenue de plus de 15 millions de mètres cubes d'eau. Cependant, la mise en place de ces PPI dans les années 1990 a surtout conduit à des mesures de sensibilisation du public. « Plutôt que de multiplier les sirènes en aval, il vaut mieux travailler à augmenter la sécurité du barrage lui-même, » estime Paul Royet, se réjouissant de cette nouvelle réglementation.
Même satisfaction de la part de Patrick Le Delliou, président du Comité français des barrages et réservoirs,
organisation professionnelle regroupant entreprises, bureaux d'études, maîtres d'ouvrage et services administratifs : « Auparavant, tous les barrages faisaient l'objet d'une étude du risque crue et du risque sismique ; certains étaient soumis au PPI. Désormais, l'étude sera plus systématique, et non plus ciblée sur certains risques. »
Cette étude de dangers pourrait introduire des méthodes d'analyse des risques issues elles aussi du monde de l'industrie, comme « le calcul de la probabilité de la défaillance, qui est totalement nouveau dans le monde des barrages. C'est l'un des domaines de recherche du Cemagref aujourd'hui », signale Paul Royet. Une méthode du domaine de la recherche selon Patrick Le Delliou : « Il est difficile d'appliquer des calculs probabilistes dans le monde des barrages, où aucun ouvrage n'est semblable à un autre... En outre, il n'est pas possible de faire des essais de rupture en laboratoire, contrairement à ce qui se fait dans le monde industriel. »
précision des outils
Toutes ces analyses viennent compléter un système d'auscultation déjà bien rodé. Les barrages sont en effet sous haute surveillance depuis des dizaines d'années. Au cours du temps, la précision des outils s'est affinée. Aujourd'hui, un grand barrage est truffé de capteurs : pendules pour connaître ses mouvements, piézomètres pour mesurer les pressions d'eau dans les appuis du barrage ou dans les soubassements... Une surveillance visuelle est effectuée au moins tous les quinze jours par l'exploitant, mais les capteurs livrent leurs informations en continu grâce à la télérelève. Cette dernière s'est généralisée depuis déjà dix à vingt ans dans les ouvrages les plus susceptibles de présenter des risques et les plus difficiles d'accès. Aujourd'hui, « elle se développe sur les autres composantes du parc, permettant ainsi le contrôle à distance des pressions dans les conduites forcées, ou les niveaux de vibration sur les machines », précise Jean-Yves Delacoux, directeur délégué de la division production et ingénierie hydraulique (DPIH) à EDF.
Autre source de progrès en termes de prévention des risques, le géant français de l'électricité a lancé, depuis environ un an, un programme de recherches visant à mieux comprendre « l'origine socio-organisationnelle des erreurs humaines, afin de mieux les prévenir », poursuit Jean-Yves Delacoux. Elle adapte ainsi le travail effectué dans le secteur nucléaire à la problématique des ouvrages hydroélectriques. Au-delà de la surveillance et de l'analyse des risques, les exploitants ont aussi l'obligation d'assurer la maintenance des barrages : par exemple, remplacer les matériels vieillis et traiter les pathologies qui affectent l'ouvrage. Un article paru en 2007 dans Capital, fondé sur un document interne d'EDF, a lancé un débat sur la qualité de cette maintenance. L'état du parc y apparaissait sous un jour fort peu rassurant. Face à cette mise en cause, EDF s'est voulu apaisant, tout comme ses partenaires et les instances de contrôle. Pourtant, son PDG Pierre Gadonneix avait reconnu sur les ondes d'Europe 1 qu'il allait « relancer l'investissement et de façon massive. [...] EDF a un formidable patrimoine de production [...] et nous n'avons pas investi depuis dix ans. Il est urgent de rénover, de moderniser et de développer ce patrimoine ». D'aucuns reprochent en effet à la compagnie d'avoir négligé, au cours des dix ou vingt dernières années, son parc hydroélectrique au profit du parc nucléaire. Quoi qu'il en soit, fin 2006, un plan d'investissement a été programmé par EDF : 560 millions d'euros sur les cinq années à venir pour moderniser son parc hydroélectrique. Il s'ajoute aux quelque 100 millions d'euros dépensés chaque année pour entretenir l'ensemble des barrages.
D'ailleurs, ces investissements sont avant tout guidés par la volonté de « mieux prendre en compte les nouvelles sollicitations du parc. Il s'agit d'améliorer notre offre en termes d'hydroélectrique de pointe. C'est aussi l'occasion de faire un lifting complet des ouvrages. Notre parc a cinquante ans de moyenne d'âge, et il est nécessaire, mais pas pour autant urgent, de l'entretenir ».
Outre le remplacement des matériels tels que les vannes, les priorités en termes de maintenance des barrages dépendent avant tout des pathologies, qui varient selon le type d'ouvrage. « Dans les ouvrages en béton, le problème le plus préoccupant a longtemps été le phénomène de gonflement de certaines parties des ouvrages. Il était dû à une réaction entre un certain type de ciments et d'agrégats, que l'on connaît bien aujourd'hui », détaille Paul Royet. Le barrage de Bimont, par exemple, souffrait de ce mal. La société du Canal de Provence, qui l'exploite, a finalement décidé d'abaisser le niveau de la retenue. Une fois hors de l'eau, les plots qui gonflaient ont peu à peu repris une apparence normale. « Les ouvrages en maçonnerie sont plutôt sujets à des problèmes de dissolution des liants, poursuit le chercheur. Quant aux barrages en remblais, le mécanisme le plus pernicieux est leur tendance à l'érosion, qu'elle soit interne (peu à peu, une fissure grandit, des particules de plus en plus grosses sont entraînées par la fuite) ou externe (la brèche se produit lors d'une crue). » Ces phénomènes d'érosion sont encore mal connus, et ils font l'objet d'un programme de recherches, baptisé Erinoh, auquel participent laboratoires et entreprises. Entamé depuis deux ans, il ne révélera ses résultats qu'en 2009 ou 2010.
gestion des sédiments
Quant à l'envasement des ouvrages, de l'avis de tous les spécialistes, ce n'est pas vraiment l'enjeu le plus préoccupant en France, hormis sur quelques cours d'eau comme le Rhône ou la Durance. Là, un réel questionnement existe en termes d'entretien des barrages et de protection des milieux naturels.
Dans les ouvrages situés le long de la Durance, les chercheurs d'EDF Jean-Pierre Bouchard et Christine Bertier notent « des taux d'envasement de certains réservoirs dépassant 85 %, et des problèmes environnementaux, notamment au débouché de la chaîne dans l'étang de Berre. La mise au point d'une gestion sédimentaire en un des points du réseau hydraulique pour résoudre ces problèmes a évidemment des répercussions sur la sédimentation plus en aval et des conséquences environnementales. » D'où la nécessité de prendre en compte les aspects environnementaux, d'entretien et de fonctionnement des barrages lors de leur exploitation. Un plan Durance multi-usages est en cours d'élaboration à cet effet. Il doit affiner la connaissance du transport des sédiments pour permettre une « gestion intégrée des sédiments ».
La mise en place de nouvelles modalités des débits réservés est envisagée. La loi sur l'eau de 2006 (Lema) a prévu une augmentation du débit réservé, c'est-à-dire du flux que les ouvrages doivent laisser s'écouler en permanence. S'il était jusqu'à présent souvent limité à 1/40 du débit moyen interannuel de la rivière (ou module), il devra, d'ici à 2014, être amené à 1/10 du module ou à 1/20 pour les cours d'eau les plus importants. Sur le bassin de la Durance, la barre est mise plus haut. Le plan vise à adapter les débits aux besoins saisonniers des cours d'eau et des milieux, introduisant l'idée d'une « gestion dynamique » des débits réservés.
Une demande existe déjà auprès des gestionnaires de barrages pour qu'ils ouvrent les vannes de leurs retenues en cas de sécheresse, afin d'alimenter les agriculteurs en eau d'irrigation. « Cela représente une perte de revenus pour les exploitants de barrages hydroélectriques, puisque cette eau ne pourra être utilisée à des fins de production d'électricité en période de pointe. Or c'est lors de ces périodes que l'électricité vaut le plus cher... L'État, les collectivités locales et les agriculteurs eux-mêmes doivent dédommager EDF. Tout est donc une question d'arbitrage», note Marc Hevers.
débits réservés
Il remarque aussi un certain intérêt des producteurs d'électricité pour le turbinage des débits réservés, qui a été rendu possible par la Lema. Cela leur permettrait de compenser les pertes attendues du fait de l'augmentation des débits réservés. Cette augmentation qui justifie financièrement le turbinage. « La Compagnie nationale du Rhône a déjà déposé plusieurs dossiers d'autorisation en ce sens sur le Haut-Rhône, et pourrait le faire bientôt sur le Bas-Rhône », affirme Marc Hevers. Ainsi, les gestionnaires de barrages s'efforcent de maintenir leur production. « Face à l'augmentation du débit réservé, qui fera diminuer la production d'hydroélectricité de 1,8 milliard de kWh en France, dont 1,5 milliard pour EDF, notre objectif est d'investir pour maintenir, voire augmenter quelque peu, notre production hydroélectrique, en modernisant ou en ouvrant de nouvelles installations », signale Jean-Yves Delacoux. Concernant l'essor de l'énergie hydraulique, reste à créer de nouveaux ouvrages. Pour cela, une révision du classement, qui définit les cours d'eau « réservés » sur lesquels l'installation d'ouvrages hydroélectriques est interdite, s'impose. Son évolution est étudiée par le gouvernement.
Quant à l'arasement des ouvrages, « c'est un constat d'échec : il prouve qu'aucune solution n'a été trouvée. Or l'environnement et l'hydroélectricité ne sont pas incompatibles », affirme le directeur délégué de la DPIH d'EDF. C'est ce qu'a souhaité prouver l'agence de l'eau Adour-Garonne, qui a commandé au bureau d'études ISL un rapport sur les possibles scénarios « gagnant-gagnant » entre hydroélectricité et environnement sur le bassin de la Dordogne. Malgré la difficulté à trouver un équilibre entre deux secteurs et deux types d'enjeux différents, cette démarche devrait
guider la stratégie publique lorsqu'il faudra renouveler les concessions des barrages, ce qui se produira pour de nombreux ouvrages dans les dix ou quinze années à venir.