Depuis 1988, un cycle complet de débats semble avoir eu lieu autour de l'eau. Oubliant que les institutions financières internationales et les pays riches avaient conduit de dispendieuses politiques de mobilisation des ressources par la grande hydraulique depuis des décennies, la Banque mondiale a argué de l'inefficacité de la gestion de l'eau par les États, et soutenu l'idée que l'eau, en tant que bien économique, devait faire davantage l'objet de marchés et de tarifications reflétant les coûts.
Ces principes ont accompagné la tentative de grandes entreprises de prendre le contrôle des services publics dans des villes phares du tiers-monde, ce qui a suscité une violente opposition de défenseurs de la gestion publique et d'altermondialistes mettant la caractéristique de bien public social de l'eau en avant. Finalement, nombre de ces nouveaux contrats de concession se sont retrouvés en situation d'échec.
On pouvait s'attendre à ce genre d'échecs, qui ne fait que reproduire ceux rencontrés dans les pays développés par le modèle initial de la concession, il y a un siècle. De plus, la défaite de la croyance très anglo-saxonne en l'incapacité de la gestion publique locale et en la supériorité de l'entreprise privée se retourne dans l'affirmation du rôle essentiel des autorités publiques dans la fourniture des services. Mais il s'agit davantage des autorités locales que des États. De même, dans la gestion des ressources en eau, promouvoir une gestion intégrée et participative revient souvent à confier les responsabilités à des niveaux régionaux ou de bassin. Ce phénomène est renforcé en Europe par la montée en puissance de la politique de l'eau.
À quoi cela correspond-il en matière d'économie ? Il y a déjà trente ans, des auteurs comme Vincent et Elinor Ostrom ont montré qu'entre les biens privés ou de marché, et les biens publics purs fournis par les États, il restait deux catégories de biens publics impurs. En tant que ressource, l'eau ne peut pas être considérée comme un bien public pur, car si l'on ne peut pratiquement pas priver d'accès les ayants-droit, en cas de pénurie, il peut y avoir rivalité et il faut alors créer une institution pour assurer une répartition équitable. Et donc le souci de participation du public est une nécessité. En tout cas, la difficulté de faire de l'eau une ressource appropriable interdit de la livrer à des mécanismes de marché.
Inversement, une fois que tous les habitants d'une ville ou d'un territoire de services publics d'eau sont raccordés, on peut considérer l'eau-service comme un bien de club : que l'on paie sous forme de partie fixe ou selon les volumes consommés, il faut couvrir les coûts du club. C'est là que des économistes trop pressés passent à côté d'un phénomène fondamental : l'eau n'est pas un bien de marché où offre et demande se confrontent librement, mais un bien de club où offre et demande font un système dynamique. C'est-à-dire que l'infrastructure étant coûteuse et s'amortissant sur de longues périodes, la rigidité correspondante se traduit par le fait que, si la consommation baisse, le prix unitaire doit augmenter pour couvrir les coûts. C'est ce qui est arrivé dans de nombreuses villes d'Europe, comme à Paris.
Par rapport à un club ordinaire, le service de l'eau a cependant une particularité. Pour des raisons sanitaires, il faut que tous les habitants soient raccordés, et si une fraction importante ne l'est pas, alors de deux choses l'une : soit on lui garantit un accès à une ressource en eau de bonne qualité (et on le laisse gérer ses services traditionnels de type communautaire), soit on lui fournit le service public gratuitement ou de façon subventionnée, ce qui revient à faire glisser, au moins provisoirement, l'eau-service dans les biens publics purs. C'est cette complexité typique du tiers-monde, qui appelle des solutions spécifiques, qui se retrouve amalgamée avec les problèmes de gestion durable des services dans les pays développés. Et cela d'autant plus que les solutions entièrement technologiques deviennent trop coûteuses, ce qui est aussi le cas dans les pays riches aussi. Les services publics cherchent des solutions territoriales qui brouillent, là aussi, la frontière avec les ressources en eau. Par exemple, quand des villes vont passer des accords coopératifs avec des agriculteurs pour échanger un abandon de pratiques générant une pollution diffuse des captages publics contre une aide à la reconversion. On comprend ainsi que la caractéristique majeure de l'économie institutionnelle de l'eau, c'est l'interrelation croissante entre niveaux de gouvernements différents, chargés de tâches diverses mais ayant besoin de coopérer entre eux pour réduire les coûts de transaction.
Paradoxalement, les principes libéraux qui dominent la construction de l'Europe comme les politiques anglo-saxonnes conduisent plutôt à valoriser la combinaison du modèle principal agent et du principe pollueur-payeur stricto sensu, enfermant la réflexion dans le débat public-privé. Pourtant, sous nos yeux, et du fait du caractère de bien public impur de l'eau, c'est la discussion entre centralisation et décentralisation, et la gouvernance multiniveaux correspondante, qui constitue le phénomène le plus significatif.