Le 24 novembre dernier, le -conseil de Paris jetait un pavé dans la mare en votant la création d'une régie municipale de l'eau sur la capitale. Un engagement pris dès 2007 par le maire Bertrand Delanoë pour garantir le prix de l'eau et homogénéiser la gestion du service, via un opérateur unique sous la forme d'un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic). La nouvelle a attisé la polémique récurrente sur les abus de la gestion privée. Mais l'initiative parisienne, aussi emblématique soit-elle, n'est pas le signal d'un retour en régie dans l'Hexagone. « Actuellement, le passage d'une délégation de service public (DSP) en régie ne représente que 1 % des appels d'offres. Mais si le phénomène se poursuit durant quinze ans, le panorama de la gestion de l'eau pourrait en être modifié », observe Michel Desmars, à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (-FNCCR).
La France, berceau des deux géants du marché mondial de l'eau et de l'assainissement, reste majoritairement gérée par le privé. Dans les années 1960-1970, face aux investissements à réaliser, les communes délèguent massivement la gestion de leurs services municipaux via des concessions de longue durée.
La DSP a des atouts : le délégataire assure la qualité du service et alimente le budget communal via la taxe professionnelle, sans compter les droits d'entrée versés. L'affermage, qui permet aux communes de conserver le contrôle des investissements, devient vite la forme de délégation privilégiée. Mal contrôlés, certains contrats vont cependant dériver et dégager en fin de vie des marges astronomiques pour les opérateurs. Paris estime ainsi pouvoir récupérer 30 millions d'euros par an sur les contrats qui la liait à Veolia Eau et Lyonnaise des eaux. Dans les années 1990, la hausse du prix de l'eau provoque les premiers contentieux et les premières ruptures anticipées de contrats avec retour en régie. Le transfert des compétences eau et assainissement aux intercommunalités va également favoriser une remise en question des modes de gestion.
Dans ce contexte, ceux-ci ne sont plus gravés dans le marbre et la fin d'un contrat peut être l'occasion d'un retour en régie. Les motivations ? Bien souvent, politiques. Pragmatisme, éthique de la responsabilité et unicité des tarifs pour l'agglomération de Rouen, qui intégrera 23 communes supplémentaires à sa régie en 2010. Transparence du coût, solidarité, prix plus juste et surtout, comme le souligne Bernard Cazeneuve, maire socialiste de Cherbourg-Octeville, « l'absence de spéculation sur un bien public comme l'eau ». La communauté urbaine de Cherbourg (-CUC) a repris la gestion de l'eau de sa ville centre en 2005, à l'échéance de son contrat avec -Veolia, pour former une régie unique sur l'ensemble de son territoire. Pour Guy Danneville, responsable du service eau et assainissement à la CUC, « créer sa régie de toutes pièces peut faire peur. Dans notre cas, l'intercommunalité a favorisé ce choix puisqu'elle conjuguait déjà DSP et régie ».
C'est également la configuration locale qui a poussé Châtellerault à recollectiviser son service d'eau potable en 2007. La ville s'est appuyée sur le syndicat des eaux de la Vienne (-Siveer), qui exploite l'eau depuis soixante ans sur le département. Ce transfert de compétences, réalisé en 2005, est à l'origine de six ans de contentieux avec Veolia. D'après le délégataire, il s'agissait d'une prestation de service qui aurait dû faire jouer la concurrence. Châtellerault a eu gain de cause, mais non sans risques.
Pour Loïc Mahevas, directeur de -Service public 2000, un cabinet spécialisé dans l'expertise des services publics locaux, « une collectivité qui arrive en fin de contrat devrait se poser systématiquement la question du mode de gestion, sans se focaliser uniquement sur le coût. Analyser ses moyens (financiers, techniques et humains) et choisir en fonction, régie ou DSP ». D'où l'intérêt d'une évaluation comparative préalable s'appuyant sur une étude du retour en régie pour bâtir un référentiel solide de la gestion publique. À Toulouse, la municipalité entrante a lancé en janvier dernier une série d'audits sur l'eau potable - techniques, juridiques et financiers - dont les résultats, attendus en juin, lui permettront d'étudier l'opportunité d'une remunicipalisation anticipée. « Si nous pouvons casser notre contrat - avec Veolia Eau jusqu'en 2020 - sans conséquence financière dramatique sur le prix de l'eau, nous le ferons. Dans le cas contraire, nous attendrons son terme ; mais les analyses réalisées nous serviront à améliorer le contrôle du service et à renégocier une baisse du prix de l'eau. L'idée n'est pas de créer une régie coûte que coûte, mais de renforcer la maîtrise publique sur le service », affirme Nicolas Tissot, adjoint au maire de Toulouse chargé des services publics. « Une approche comparative bien menée permet aux collectivités d'avoir toutes les cartes en main au moment de la consultation et stimule la concurrence. Mais cela demande près de deux ans d'anticipation sur la fin du contrat et, dans 80 % des cas, les collectivités s'y prennent trop tard », souligne le responsable de Service public 2000, qui admet que la remunicipalisation reste souvent décidée par choix idéologique, sans même relancer un appel d'offres.
Pour étayer sa décision, la capitale a réalisé trois études entre 2006 et 2007 : un comparatif des modes de gestion au niveau français et européen, différents scénarios de sorties de contrat et une expertise fine du retour en régie. Après l'annonce officielle du maire, deux audits sont venus compléter ce travail préparatoire. Un audit social auprès des 350 agents des délégataires (analyse des avantages sociaux, grilles tarifaires) avant de fusionner les trois accords d'entreprises existants et un audit informatique sur les systèmes d'information (gestion de la clientèle, facturation, technique...). « Sur le personnel, nous avons encore une incertitude sur 50 personnes - principalement des encadrants, soit une économie potentielle d'environ 2,5 millions. Ce qui a très peu d'impact en comparaison avec le coût de mise en compatibilité des systèmes d'informations estimé entre 10 et 15 millions », précise Mathieu Souquière, directeur du cabinet d'Anne Le Strat, à la -mairie de Paris.
Une procédure très lourde, à mettre en place entre 2010 et 2012 et qui nécessitera de déconnecter toutes les informations contenues dans les logiciels des distributeurs et de les réharmoniser dans un outil unique. « Pour le moment, nous préparons le système de gestion de la clientèle (fichiers des abonnés, historique des consommations, des paiements). Autant d'informations que nous ne maîtrisions pas encore et qui vont nécessiter d'embaucher un directeur des systèmes informatiques et un responsable de la clientèle », ajoute Odile de Korner, directrice générale déléguée -d'Eau de Paris. À un horizon plus proche, en mai 2009 avec le passage de la Sem à l'Epic pour la production et le rattachement du -Crecep (centre de recherche d'expertise et de contrôle des eaux de Paris) restructuré, toute la comptabilité de la structure va basculer dans une gestion publique. « Cela suppose trois comptabilités au lieu d'une pour équilibrer les comptes de la régie. Et donc l'acquisition de logiciels et la formation du personnel aux achats dans le cadre des marchés publics », continue la responsable.
Quoi qu'il en soit, la pression est toujours grande pour la collectivité qui le jour J doit assurer la continuité du service d'eau potable à l'usager. « À minuit, nous étions encore en train de transférer les alarmes et de nous passer les clés », se souvient Pierre Lapelerie, directeur de -Castraise de l'eau, la régie pour l'eau et l'assainissement créée en 2004 à Castres à la suite d'un conflit sur le prix de l'eau avec -Lyonnaise des eaux. Dans ce contexte tendu, Castres a eu moins de cinq mois pour s'organiser. « Nous avons géré de front le transfert du personnel, des moyens techniques, financiers, des fournitures et de la comptabilité. Mais au final, nous nous sommes vraiment appuyés sur les compétences transférées. Quand les équipes restent, l'expertise technique est maintenue. C'est un gain inestimable », souligne le directeur.
Si la Castraise a perdu quelques cadres dans le mouvement, elle a pu globalement conserver les effectifs de son délégataire. « Dans le nouvel accord d'entreprise, nous nous sommes engagés à maintenir l'avantage des agents. Installés localement, ils étaient plutôt acquis à notre cause. » La régie a d'ailleurs l'obligation juridique de reprendre l'ensemble des employés en place. « Il a également fallu savoir quels équipements nous laissait le délégataire, programmer des achats, s'équiper en vêtements de travail au logo de la régie. Des détails matériels, mais qu'il faut prendre en compte en termes de délais. » Finalement, l'étape la plus longue a concerné le back-office : cinq mois de préparation pour éditer la première facture et pas de rentrées d'argent pendant ce temps-là. Il faut donc s'y préparer.
Tout comme il faut envisager quelles prestations sous-traiter. À Venelles (13), la régie des eaux (2 800 abonnés), créée en 2002 après rupture du contrat avec la -Saur, a confié à la -Société des eaux de Marseille toute sa gestion technique. « Nous n'avions pas la taille critique pour investir dans les équipements et le personnel ; nous avons donc opté pour un marché de prestations sur trois ans. Par contre, nous avons privilégié le contact avec nos usagers et conservé les volets sensibles comme la facturation, le renouvellement des compteurs et la résiliation des abonnés », confie Max Bariguian, directeur de la régie. De son côté, Paris n'a pas encore tranché sur le sort de l'édition et de la diffusion des factures. « Économiquement, pour 93 000 abonnés, ce serait plus avantageux pour l'Epic de passer par un prestataire extérieur. Mais symboliquement, cela concerne déjà le lien avec l'abonné », résume Mathieu Souquière. -Grenoble qui a remunicipalisé ses eaux en 2000 a choisi de tout maîtriser. « Nous ne sous-traitons que les travaux de renouvellement ponctuels, mais rien qui engage notre coeur de métier, souligne Jacques Tcheng, directeur de la régie des eaux. C'est un choix qui assure transparence de fonctionnement et maîtrise technique. »
La maîtrise technique, encore une question cruciale lorsque les délégataires quittent le navire. « Nous avons compensé leur absence et le départ à la retraite de nos agents par une certification Iso 9001, en axant notre travail sur la formalisation de nos process. C'est désormais notre garantie de mémoire », explique le responsable grenoblois. Et pour Michel Desmars, la régie va plutôt dans le sens de l'ouverture. « Lorsqu'il s'agit de construire un nouvel équipement, tous les gestionnaires sollicitent les mêmes grands groupes. Par contre, la régie n'hésitera pas à comparer les offres, là où le délégataire choisira dans 95 % des cas la technologie de sa maison mère. »
Sur l'achat de matériel comme sur la facturation, les délégataires réalisent incontestablement des économies d'échelle, mais dont les bénéfices ne profitent pas forcément au service. Ils servent en partie à rémunérer les actionnaires ou à financer des programmes nationaux de R & D. « De toute façon, les services sont toujours limités dans leur capacité d'investissement par le prix de l'eau, qu'il soit fixé par contrat ou révisé annuellement », nuance le responsable de la FNCCR.
Difficile de conclure sans évoquer l'évolution des tarifs. Évidemment, le prix de l'eau potable est la résultante de nombreux paramètres liés à la qualité de la ressource, la complexité des traitements, la situation géographique, la fiscalité et l'évolution des consommations. Généralement, plus la situation est compliquée, plus les privés sont sollicités. Cependant, force est de constater que les collectivités qui ont fait le choix du retour en régie ces dernières années tiennent la barre, affichant des prix plus bas qu'auparavant, voire équivalents à plus long terme. On assiste également à la naissance de régies ambitieuses qui, à l'instar des délégataires, formalisent leurs engagements de performance dans le cadre de contrats d'objectifs. Et finalement, ce qui domine aujourd'hui, c'est bien une recherche commune d'efficacité. Celle-ci ne pourra d'ailleurs que sortir renforcée par une saine émulation entre acteurs privés et publics de la gestion de l'eau.