Nucléaire, par ici la sortie ! Depuis Fukushima, le débat français sur l'avenir de l'atome monte en puissance. « La confusion règne dans l'opinion publique, constate Karine Gavand, chargée des questions politiques chez Greenpeace. Il faudrait déjà tenir un discours de vérité. » Non, la question d'une sortie du nucléaire n'a rien d'anachronique, du fait notamment de l'âge du parc nucléaire français avec des réacteurs proches du départ théorique à la retraite (entre trente et quarante ans). Si EDF souhaite les prolonger - option la plus rentable pour lui -, « il faut lancer dès maintenant des études pour avoir des solutions à temps », indique Martial Jorel, directeur de la sûreté des réacteurs à l'Institut de radioprotection pour la sûreté nucléaire ( IRSN). Pour l'administration, « l'année 2015 sera un rendez-vous crucial où il faudra prendre des décisions », prévoit Pierre-Franck Chevet, directeur général de la DGEC (direction générale de l'Énergie et du Climat). Parmi les options, l'éclosion de solutions alternatives rend aujourd'hui crédible un abandon progressif du nucléaire.
Comment ? D'abord, en élargissant le débat. « En France, le nucléaire est une idéologie d'État », dénonce Stéphane Lhomme, président de l'Observatoire du nucléaire. Mais le vent tourne du fait notamment de la prise de parole d'associations comme Global Chance et Négawatt, qui ont développé une contre-expertise sérieuse.
Dans son scénario de transition énergétique, actualisé en 2011, Négawatt ferme le dernier réacteur français en 2033, une échéance proche de celle d'Europe Écologie les Verts (2031), sans menace pour le climat. Certes, l'Union française de l'électricité ( UFE) affirme que la sortie du nucléaire entraînerait une hausse des émissions de CO2. Mais, après vérification, le diable se niche dans les méthodologies de calcul, en particulier sur la maîtrise de l'énergie. Si le gouvernement a chargé la commission Énergie 2050 de régler cette bataille d'experts, les conclusions dépendent de la grille de lecture adoptée.
En France, les enjeux ont souvent été réduits à la production d'électricité décarbonée. D'où un triple biais. D'abord, cet angle de vue « se focalise trop sur l'électricité », déplore Jean-Louis Bal, président du Syndicat des énergies renouvelables ( SER). La sortie du nucléaire s'inscrit en réalité dans le contexte plus global de la transition énergétique. « L'objectif est de s'affranchir du nucléaire, du changement climatique et de la dépendance aux énergies fossiles sans hiérarchisation », cadre Thomas Matagne, responsable de la commission énergie d'Europe Écologie. Avec pour perspective, la tendance à la hausse des prix des filières pétrole, gaz naturel et nucléaire, « alors que ceux des renouvelables baissent », distingue Thierry Salomon, président de l'association Négawatt. Exemple avec le photovoltaïque résidentiel : « En moyenne, la parité réseau (c'est-à-dire l'électricité photovoltaïque moins chère que l'électricité conventionnelle, ndlr) arrivera en France en 2016 », annonce Gaëtan Masson, économiste à l'Agence européenne de l'industrie photovoltaïque ( Epia). Deuxième biais, le débat français se concentre trop sur la production - l'offre - et néglige la consommation - la demande - d'énergie. Sous l'égide de l'Ademe et du ministère de l'Écologie, la société de conseil en innovation Quattrolibri a pourtant mené l'étude Beta programme. Elle a analysé la transition des villes satellites des grandes agglomérations pour diviser les émissions de gaz à effet de serre françaises par quatre à l'horizon 2050. Quattrolibri conclut à la nécessité d'une approche systémique pour construire des territoires plus résilients, qui portent en eux-mêmes sobriété et efficacité énergétique. « Il faut faire coïncider l'offre et la demande », prescrit Julien Dossier, son fondateur. Ce qui supposerait de faire converger les acteurs autour de projets de reterritorialisation des échanges sur quatre axes interdépendants : bâtiment, emplois, transports et alimentation. Quattrolibri propose « une transition par étapes à mesure que les nouveaux usages et l'offre se développent de façon synchronisée ». Ajoutons enfin, troisième biais français, que les enjeux écologiques ne se limitent pas au climat.
Mais attention, « tous les scénarios énergétiques ne sont pas comparables, prévient Bernard David, chargé de prospective stratégique au CEA. Car il en existe deux types. » Les approches macroéconomiques - de l'UFE notamment - reposent sur des modèles mathématiques calés sur le passé, puis prolongés. « Ils tolèrent des inflexions, jamais de ruptures », décrypte l'expert du CEA. Par construction, l'avenir y ressemble au passé. Or, la sortie du nucléaire suppose une logique différente. Négawatt agrège ainsi les usages de l'énergie (mobilité, bâtiment...), ce qui lui permet d'imaginer un monde différent. L'association couple les réseaux d'électricité et de gaz pour compenser l'intermittence de certaines renouvelables. Avant le quantitatif - emplois, prix du kilowattheure, émissions -, le débat doit donc porter sur l'étendue des possibles, avec notamment une approche territoriale. Car, « si la sortie du nucléaire se décide au niveau national, la mise en oeuvre viendra pour l'essentiel des territoires », prédit Charlotte Mijeon, chargée de campagne au réseau Sortir du nucléaire. En effet, les collectivités locales peuvent toucher des publics plus diffus, comme les particuliers et les PME. Déjà, le Comité de liaison des énergies renouvelables ( Cler) anime le réseau des territoires à énergie positive. « L'ambition est de constituer un réseau de collectivités, et d'autres acteurs, qui visent à couvrir leurs besoins à partir de ressources locales et renouvelables », présente Yannick Regnier, son chargé de projets. Les plans climat-énergie territoriaux et les schémas régionaux climat-air-énergie auront un rôle clé. « Mais ils doivent être suivis de plans d'action », presse Bernard Laponche, expert en politique de maîtrise de l'énergie, membre de Global Chance. Un exemple : la société d'économie mixte Énergies Posit'if, qui doit être opérationnelle en Ile-de-France ce printemps, financera et accompagnera des projets (lire encadré p. 26).
Par ordre de priorité, la sortie du nucléaire se décline dans des actions de sobriété (éviter les consommations inutiles), d'efficacité énergétique (optimiser les utiles), le déploiement des renouvelables et un appoint en gaz. Le gouvernement commencerait par une vaste communication en faveur des économies d'énergie, et pas seulement d'électricité. « La France l'a déjà fait dans les années 1970 », dédramatise Alain Grandjean, économiste, fondateur du cabinet Carbone 4 et l'un des experts de la Fondation pour la nature et l'homme (FNH). Des gisements sont connus. Le bâtiment, par exemple. Ainsi, fin 2011, le projet Homes, mené par des organismes publics (CEA, Ciat, CSTB) et des industriels (dont EDF), a livré ses enseignements. À confort égal, ils ont cherché à réduire la demande énergétique avec des conclusions sans appel : 55 % d'économies dans une école primaire ; 37 % et 30 % dans des hôtels ; 36 % dans un bâtiment de bureaux ; 22 % dans un immeuble résidentiel. Mais la maîtrise de la demande suppose des évolutions de la réglementation. Pêle-mêle, bannir des logements le fioul et le chauffage électrique, « imposer la rénovation des logements lorsqu'ils changent de mains », envisage Alain Grandjean. Ou encore « rendre le dispositif des certificats d'économie d'énergie plus visible auprès des consommateurs », souhaite Robert Durdilly, président de l'UFE. Mais aussi « augmenter ses objectifs, développer les espaces info énergie, les fonds de garantie, le tiers financement », liste Thomas Matagne.
En parallèle, côté production d'électricité, « pour prendre les bonnes décisions d'évolution du mix, il faut comparer les maturités technologiques et économiques des différentes solutions », insiste Jean-Paul Bouttes, directeur stratégie et prospective d'EDF. Bonne nouvelle : plusieurs filières renouvelables sont prêtes... ou presque. Leurs obstacles sont d'abord réglementaires (redondances administratives, instabilité des dispositifs de soutien...). Et les professionnels de livrer diverses recommandations. « Pour le photovoltaïque, remplacer les appels d'offres, qui risquent de générer des contentieux et n'offrent aucune visibilité, par des tarifs de rachat de l'électricité bas pour dissuader les opportunistes », propose Thierry Mueth, président de l'association Enerplan des professionnels du solaire. Pour faciliter l'acceptabilité des énergies renouvelables par les riverains, l'investissement citoyen est notamment une solution. Fin 2011, le nouveau fonds Énergie partagée a ainsi lancé son premier appel à collecte. Il vise à réunir 3 millions d'euros cette année pour des projets respectant une finalité non spéculative et une gouvernance par les particuliers et les collectivités locales.
À moyen terme, se posera certes la question de l'intermittence. « Le stockage de l'électricité est encore au stade expérimental, mais des installations pilotes se déploient », rassure Marion Perrin, chef du laboratoire stockage de l'électricité au CEA-Liten. Volant d'inertie, batteries au plomb, lithium-ion, sodium-soufre... La diversité des technologies est un avantage. Chacune trouvera son application selon le ratio entre la puissance et l'énergie qu'elle délivre : les volants d'inertie pour maintenir l'équilibre du réseau, les batteries lithium-ion pour garantir la production photovoltaïque... « Le stockage par pompage n'a pas besoin de révolution technologique, ajoute Cédric Philibert, analyste senior à l'Agence internationale de l'énergie. Il suffit d'une déclivité entre deux bassins, avec un réservoir en haut d'une falaise ou d'une colline. » En réalité, le stockage manque surtout d'un mécanisme encourageant les investissements. « Par exemple en rémunérant mieux l'électricité injectée dans le réseau au moment où il y a de la demande », illustre Pascal Mauberger, président de McPhy Energy, qui a développé un stockage journalier de l'électricité via de l'hydrogène solide.
L'évolution du mix supposera aussi des investissements dans le réseau pour renforcer les lignes, en créer de nouvelles et continuer à le rendre plus communicant. Des expérimentations ont démarré pour apprendre à le piloter localement et en temps réel : Premio (Bouches-du-Rhône), Issygrid (Ile-de-France), Nicegrid (Alpes-Maritimes)... « Dans les trois à dix ans, des pôles réunissant des renouvelables et des consommateurs acceptant de s'impliquer vont émerger, ici et là, avant de se diffuser à l'ensemble du réseau », projette Laurent Schmitt, vice-président d'Alstom Grid. Reste à préciser les règles du jeu. Quel niveau d'information en temps réel ? Comment intégrer les contraintes locales du réseau au prix de l'électricité ?
En filigrane, c'est une transformation structurelle du modèle énergétique français qui se dessine. « Aujourd'hui, on ne sait plus qui est responsable de quoi », interpelle Claude Trink, ingénieur des Mines au ministère des Finances. En ligne de mire, les différents métiers d'EDF. Pour faciliter la transition énergétique, une solution serait de sortir les gestionnaires du réseau électrique ( ERDF et RTE) de son giron. Cela réduirait les risques de collusion entre la gestion du réseau - un bien commun - et les intérêts commerciaux du producteur. D'aucuns vont même plus loin : « La priorité d'EDF devrait être l'efficacité énergétique... par exemple en rachetant Schneider Electric », avance Sophia Majoni, chargé de campagne nucléaire de Greenpeace.
Comment financer la transition ? « Aujourd'hui, le tarif réglementé de l'électricité est trop bas pour inciter les acteurs à investir », juge Robert Durdilly. L'UFE appelle à ce que le prix reflète les coûts réels, par addition de ses différentes composantes. « Dans le cadre du service public, il y aurait moyen de mutualiser les investissements entre l'eau, le gaz et l'électricité », nuance Daniel Belon, directeur adjoint de la FNCCR (Fédération nationale des collectivités concédantes et régies). Il propose aussi de faire évoluer le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe), part finançant l'acheminement de l'électricité dans le prix du kilowattheure, en la divisant en deux composantes. L'une serait réajustée tous les quatre ans, comme actuellement, pour les financements usuels. L'autre offrirait une visibilité plus longue aux gestionnaires pour les investissements plus lourds, comme l'installation de compteurs communicants.
La fiscalité sera une autre source de financement. Comme l'instauration d'une taxe carbone, « à condition de ne pas réitérer les erreurs du passé », recommande l'économiste Alain Grandjean. Elle devrait intégrer une tarification sociale de l'électricité et une partie des recettes être réinvestie dans des travaux pour la transition énergétique. De son côté, Négawatt promeut une fiscalité plus globale, pas seulement sur le carbone. Elle s'appliquerait aux sources d'énergie primaires et dépendrait du rendement de la chaîne énergétique jusqu'au consommateur final. Un coefficient intégrerait aussi les externalités environnementales (gaz à effet de serre, déchets toxiques, risques industriels et sanitaires...). En particulier pour les travaux d'économies d'énergie, Alain Grandjean et FNH ont pensé à un financement par prêts bancaires dont les remboursements suivraient les courbes des économies réalisées. « Via la Banque européenne d'investissement, détaille Alain Grandjean, et pour éviter la spéculation et la hausse des taux d'intérêt, elle se financerait auprès de la Banque centrale européenne. »
Le calendrier sera décisif. « Sur le réseau, entre la conception et la mise en service d'une ligne à très haute tension, le délai est d'une dizaine d'années. Dont six ou sept liés à l'empilement de procédures administratives », illustre Hervé Mignon, directeur économie, prospective et transparence de RTE, le gestionnaire du réseau de transport d'électricité. Le rythme de déploiement des renouvelables dictera celui de l'arrêt des réacteurs, l'ordre précis découlant d'une analyse multicritères : vieillissement, accidentologie du site, densité de population, risques externes (site pétrolier à proximité...) ou extrêmes (inondations, séismes...). Pour le démantèlement de chaque réacteur, il s'agira « d'évacuer les combustibles usés. Puis les enjeux porteront sur la radioprotection des travailleurs, la gestion des effluents - gazeux et liquides - et des déchets », résume Thierry Charles, directeur de la sûreté des installations à l'IRSN. Dans la pratique, un compromis devra tout de même être trouvé entre attendre que la radioactivité baisse et agir avant de perdre la mémoire du site. En France, une dizaine de réacteurs sont déjà à l'arrêt. Une industrie spécialisée se met donc en place et la pyramide des âges est a priori favorable au renouvellement des compétences : 40 % des salariés d'EDF travaillant dans les centrales fin 2009 partiront à la retraite avant 2015, selon Négawatt. « Robotisation, modélisation... Il faut montrer aux jeunes qu'un démantèlement requiert de la valeur ajoutée », enjoint l'eurodéputé écologiste Michèle Rivasi. Et que la sortie du nucléaire est un nouveau départ.