Depuis le 31 décembre 2012, c'est une obligation réglementaire pour les collectivités de plus de 50 000 habitants, les entreprises de 500 salariés et les établissements publics de 250 personnes. Le bilan des émissions de gaz à effet de serre (Beges) est surtout le point de départ d'une démarche environnementale plus rationnelle. « Notre métier est méconnu. Nous sommes des consultants et non des comptables », estime Jacques Aflalo, président de l'Association des professionnels en conseil carbone (APCC).
Sur le papier, la démarche s'apparente à un simple diagnostic croisant des données d'activité propres à une structure et des facteurs d'émission standards. Par exemple, en multipliant la distance parcourue dans l'année par le parc automobile d'une entreprise et la quantité de gaz à effet de serre produite par chaque véhicule sur un kilomètre, on obtient la première donnée du volet lié au transport. Le travail est quelque peu fastidieux, même s'il est facilité par des outils et des données sur lesquels s'appuyer. L'Ademe a notamment conçu une base de plus de 7 000 facteurs d'émission qui évolue au gré des études. Chacun peut y piocher pour ses propres calculs. « Ce ne sont pas des standards puisqu'ils sont susceptibles d'évoluer », prévient Caline Jacono, directrice de l'Association bilan carbone (ABC). Il existe d'ailleurs d'autres bases et chacun peut utiliser ses propres estimations, notamment pour des biens et services plus performants que la moyenne.
La méthode réglementaire laisse beaucoup de liberté. Certes, quelques règles s'imposent, comme le format de restitution des données, mais aucun outil. Plusieurs bureaux d'études ont développé les leurs. Aux États-Unis, le protocole GHG a du succès. En France, c'est le bilan carbone qui se développe à grande vitesse. Et l'ABC, qui l'encadre, entend bien en faire une référence internationale. Elle vient de s'associer à Reclay Group pour développer l'offre en Allemagne, avec le soutien des pouvoirs publics des deux pays. Notons que le bilan carbone porte mal son nom, puisqu'il englobe les six gaz à effet de serre, pas forcément tous carbonés. « Les logisticiens se contentent souvent de calculer leurs émissions de dioxyde de carbone. L'industrie agroalimentaire a du mal à passer à côté du méthane », illustre Laurence Gouthière, spécialiste de la question à l'Ademe. Le bilan comprend six étapes : la sensibilisation des collaborateurs au changement climatique, la définition du périmètre de l'étude, la collecte de données, l'exploitation et l'analyse des résultats, la construction d'un plan d'action, sa mise en place avec un référentiel de management et des indicateurs. Pour ceux qui le souhaitent, un label peut sanctionner les bilans réalisés dans les règles de l'art. Cela demande une formation, la licence permettant ensuite d'utiliser le bilan et d'afficher le label.
La collecte des données n'est pas l'étape la plus évidente. « Nous devons équiper l'entreprise de nouvelles lunettes, illustre Jacques Aflalo. L'idéal est de créer un comité de pilotage GES avec des représentants des services achats, logistique ou qualité qui font office de relais dans l'entreprise. Cette équipe doit être coordonnée par un chef de projet (le responsable QSE, un DGA, le directeur financier…). » Et les données doivent être précises : « Quand on parle d'euros plutôt que de kilos ou de litres, il est difficile de tirer des conclusions ». Le plan d'action est, quant à lui, l'originalité du bilan carbone, notamment par rapport au protocole GHG davantage utilisé pour communiquer.
Quelle que soit la méthode retenue, « la question n'est pas combien j'émets, mais sur quoi je peux évoluer », insiste Caline Jacono. Une démarche rigoureuse est un bon moyen de montrer son degré de maturité environnementale et de comprendre l'impact des décisions prises entre deux bilans. Pas question de comparer des Beges comme on le fait avec des chiffres d'affaires ou des bénéfices. Les chiffres bruts dépendent trop des choix méthodologiques faits. Paradoxalement, plus une entreprise est exigeante, plus son bilan risque de sembler mauvais ! Ainsi, si la méthode réglementaire autorise implicitement les obligés à exclure les postes d'émission qui représentent moins de 5 % du total, « la philosophie est de ne rien oublier », pointe Laurence Gouthière.
De même, quand il évalue le périmètre de son bilan, l'obligé peut écarter de son calcul les équipements dont il a l'usage mais qu'il ne possède pas directement, comme des véhicules de location… Une aberration pour les professionnels du carbone. Car la question du périmètre de l'étude est fondamentale. Si l'obligé doit prendre en compte ses émissions directes et intermédiaires (on parle de Scope 1 et 2), il peut faire l'impasse sur ses émissions indirectes (Scope 3). La combustion de gaz ou le recours à un réseau de chaleur entrent ainsi dans le calcul. Les matières premières utilisées ou les voyages en avion des cadres, pas spécialement. Pourtant, « tous secteurs confondus, 70 à 80 % des émissions sont oubliées sans le Scope 3 », chiffre Jacques Aflalo. À l'avenir, « l'Ademe poussera pour qu'on les intègre dans le calcul », assure Laurence Gouthière, quitte à procéder par étapes ou différemment selon les secteurs. En attendant, peu d'entreprises vont jusque-là.
Pire, les pouvoirs publics ayant préconisé une grande souplesse dans l'application de la loi, sans sanctions financières, « de nombreux obligés ne font aucun diagnostic, parfois sur les conseils de leur service juridique, dénonce Jacques Aflalo. Celui qui le fait ne bénéficie d'aucune prime ». Paradoxalement, l'obligation réglementaire n'a donc pas stimulé le marché. Au contraire même, puisque l'Ademe n'aide plus financièrement les structures qui effectuent un bilan. L'agence continue, en revanche, à financer des études sectorielles qui simplifient la tâche d'entreprises ayant besoin d'affiner la méthodologie générale. « C'est une demi-réussite, re connaît Laurence Gouthière. Au-delà des chiffres, nous sommes sensibles toutefois à la qualité du rendu. » L'évaluation de l'Ademe montre de grands écarts de pratiques entre les structures, une partie d'entre elles ayant réalisé le minimum syndical sur une feuille recto verso « avec parfois des erreurs d'unités, certains confondant les tonnes et les kilos de CO 2 ! ». D'autres jouent le jeu et proposent des rapports détaillés. « Dans l'ensemble, nous sommes plutôt agréablement surpris », tempère-t-elle.