2Anticiper l'évolution des installations Au-delà de la gestion courante, les délégataires peuvent désormais être contraints d'engager des investissements imprévus pour modifier le mix énergétique ou étendre l'infrastructure.
1Bâtir des réseaux performants Les nouveaux réseaux de chaleur font la part belle aux énergies renouvelables et de récupération. Ils s'adaptent surtout parfaitement aux besoins des usagers.
Souvenez-vous des réseaux de chaleur des années 1960 et 1970 dans des quartiers denses, où de gigantesques chaufferies brûlant du fioul lourd ou du charbon alimentaient des passoires thermiques par des canalisations et des équipements souvent surdimensionnés. Stimulées par le Fonds chaleur, les infrastructures collectives de chauffage urbain, revenues en grâce, cherchent bien entendu à éviter ces écueils. En intervenant le plus tôt possible dans les projets, l'Ademe veille à ce que la moindre décision débouche sur la meilleure solution. « Aller à tout prix à 90 ou 95 % d'énergie renouvelable n'a pas de sens si cela surenchérit les investissements, illustre David Canal, ingénieur à l'Agence de l'environnement. L'enjeu est de trouver le bon dosage. »
Si le portage politique est essentiel, c'est la densité énergétique d'un territoire ou d'un quartier qui décide de l'intérêt de déployer un réseau. Une telle infrastructure n'a en effet de sens qu'en présence d'habitat collectif, de bâtiments tertiaires et communaux… L'Ademe a évalué à 1,5 MWh par an et par mètre linéaire de canalisation la puissance à partir de laquelle l'investissement se justifie pleinement. En deçà, le Fonds chaleur peut être mis à contribution, mais la subvention est plafonnée et le porteur du projet doit présenter de solides arguments. « Nous cherchons l'efficience de la dépense publique et nous méfions des contre-références, explique David Canal. Ce principe laisse une certaine souplesse, mais décourage les investissements coûteux qui ne génèrent pas assez de tonnes équivalent pétrole. »
Si cette souplesse est nécessaire, c'est que tous les projets ne se valent pas. Contrairement à l'électricité par exemple, il n'existe pas de prix de marché de la chaleur. L'essentiel est donc de développer une offre compétitive par rapport aux solutions en place. « Tout dépend du combustible à substituer. Si un quartier est desservi par le gaz naturel, 3 MWh par mètre linéaire sont parfois nécessaires pour que le projet soit pertinent. Si les habitants se chauffent au propane, le seuil peut descendre à 1 MWh », analyse Dominique Plumail, directeur du cabinet d'études Ceden.
Avant de prendre une décision, le schéma guide de création d'un réseau de chaleur d'Amorce sert à évaluer le coût de référence du service à partir de plusieurs hypothèses : les usages pressentis, les éventuelles subventions… Dès cette étape, il est essentiel d'avoir accès aux consommations des bâtiments du territoire et donc d'associer leurs propriétaires.
Cette approche technico-économique doit être complétée par une étude juridique et financière. Elle détermine le modèle de dévolution de service plus adapté : délégation de service public (DSP), régie ou autres contrats complexes... Pour choisir, « deux questions sont fondamentales, estime Olivier Glatard, directeur adjoint du bureau d'études Ingévalor. La collectivité a-t-elle les moyens d'investir et son service technique est-il capable d'assurer l'exploitation ? ». Quand une régie locale est déjà compétente en matière de distribution d'électricité ou d'eau par exemple, étendre son périmètre à la chaleur n'est pas une ineptie. C'est l'investisseur qui, in fine, fait les demandes de subventions. Pour qu'il en bénéficie, l'Ademe pose quelques conditions. La première est de proposer un mix énergétique intégrant au moins 50 % d'énergies renouvelables et de récupération, un choix qui permet par ailleurs d'appliquer une TVA réduite aux abonnés. Quand un territoire comprend une usine d'incinération des ordures ménagères (UIOM), son raccordement devient vite une évidence. Le prix de cette chaleur est compétitif et la collectivité paie une TGAP réduite en valorisant mieux ses déchets. Pour que l'exploitant de l'UIOM y trouve son compte, « cette chaleur doit être prioritaire sur le réseau », insiste Francis Kleitz, président de Sénerval. La filiale de Séché a conçu à Strasbourg un réseau de 11,5 km en connectant plusieurs chaufferies, qui servent désormais d'appoint, en particulier pendant les opérations de maintenance sur l'incinérateur.
La chaudière à biomasse est devenue le deuxième maillon essentiel de tout projet. « La question de l'approvisionnement en bois est cruciale », rappelle Olivier Glatard. Pour garantir une origine locale et maîtrisée, la ville d'Aubenas a accompagné son délégataire dans le recours aux services de la société locale d'exploitation Synerbois créée pour l'occasion par des exploitants forestiers, des scieurs et une entreprise de recyclage du Pays de l'Ardèche méridionale. Une convention tripartite prévoit des prix stables sur douze ans. « Nous conseillons fortement ce type de structures », insiste-t-il.
Le bois étant une énergie polluante si elle est mal utilisée, « attention à ne pas miser sur des chaudières très performantes, mais utilisées de manière récurrente à 10 % de leur capacité », prévient Bruno Chieze, directeur commercial de Compte R. D'autant que, d'un point de vue réglementaire, « les ingénieurs des Dreal ont beaucoup d'autonomie et peuvent exiger des normes très strictes de traitement de fumées », souligne Laurent Bouchard, directeur commercial de Cofely Centre Ouest. D'un point de vue économique ensuite, « une chaudière à bois coûte cinq à dix fois plus cher qu'une installation au gaz de puissance équivalente, compare-t-il. La dimensionner par rapport à la consommation de pointe n'a donc pas de sens ». À Graulhet par exemple, deux chaudières à gaz en redondance sont prévues pour les pics de consommation. Affichant une puissance de 2 MW, la chaufferie à bois couvre, elle, 50 % de la puissance maximale théorique du réseau. Pourtant, sur l'année, elle assure 92 % du travail !
La température du fluide caloporteur qui circule dans les canalisations est une autre différence majeure entre les réseaux d'ancienne et de nouvelle génération. La vapeur et l'eau surchauffée à haute pression cèdent progressivement leur place à l'eau chaude, avec plusieurs avantages à court et moyen terme : les équipements associés sont moins chers, leur durée de vie plus longue, les déperditions énergétiques moindres, les contraintes réglementaires plus légères et la production de chaleur plus efficace. De nouvelles énergies de récupération peuvent enfin être mobilisées et injectées : produites par géothermie, des eaux usées ou des centres de données. Dans les constructions neuves, la présence de poutres chaudes ou de planchers chauffants combinée à une bonne isolation permet de descendre à des températures de 70 ou 80 °C. Dans les quartiers plus hétérogènes, des régimes de températures plus élevés restent parfois de mise. Tout comme lorsqu'un usager en fait la demande (un hôpital pour sa buanderie par exemple). À Grenoble, la Compagnie de chauffage ira encore plus loin en 2014 en construisant une boucle tempérée, qui devrait entrer en service fin 2015 dans le quartier résidentiel Cambridge. En tête de réseau, une pompe à chaleur exploitera l'énergie fatale issue des eaux usées ou l'eau d'une nappe pour mettre le fluide à bonne température : 35 °C l'hiver et 17 °C l'été. Le système chauffera ou rafraîchira les logements selon la saison. l
Un réseau de chaleur performant est avant tout une infrastructure prête à évoluer. Dans le cas d'une délégation de service public, la plupart des investissements de gestion courante sont dictés par le cahier des charges du concessionnaire. « Chaque contrat est complété par une annexe qui prévoit une programmation des travaux assez précise », décrit Sandrine Rousselot, chef de projet réseau de chaleur à Nantes Métropole. Parallèlement, un plan de développement identifie les bâtiments qui pourraient être progressivement intégrés. « Chaque année, nous comparons la puissance raccordée et les objectifs initiaux », poursuit-elle. Sur le papier, les deux partis ont intérêt à ce que l'infrastructure grandisse. Un réseau dense est plus rentable et plus efficace, les dépenses n'étant pas proportionnelles à la puissance des installations.
Dans un contrat de vingt à vingt-cinq ans, les investissements sont moins balisés après quelques années d'exploitation. « Le délégataire doit faire en sorte que le réseau fonctionne en remplaçant les équipements obsolètes, même si l'on approche du terme », rappelle Jean-Claude Boncorps, président de la Fédération des services énergie-environnement (Fedene). À lui de ne pas négliger les opérations de maintenance préventive, qui consistent à éviter les dysfonctionnements en évaluant régulièrement l'état de vétusté des points singuliers accessibles. En revanche, « on n'ouvre pas la chaussée pour voir si une canalisation est en bon état, sauf bien sûr si l'on suspecte des fuites importantes », poursuit-il. À lui aussi d'anticiper la fin de vie du matériel. « Au lieu de changer une chaudière deux ans avant le terme du contrat, le concessionnaire a intérêt à investir plus tôt pour bénéficier des performances du nouveau modèle pendant plus longtemps. » Un guide de la Fedene paru cet été liste une série de bonnes pratiques pour gérer au mieux un réseau de chaleur. L'exploitant est notamment poussé à analyser périodiquement les risques d'incidents pour créer les barrières préventives et protectrices de sécurité qui s'imposent. L'arrêté du 8 août qui se réfère à ce document oblige par ailleurs les exploitants à faire le ménage parmi les infrastructures de plus de trente ans. D'ici à juillet 2015, les canalisations de transport de vapeur d'eau et celles d'eau surchauffée devront être soumises à un examen rigoureux pour espérer être prolongées de dix ans. Seront notamment testées leur épaisseur et leur aptitude à résister à certaines pressions.
Si ce travail peut être assimilé à un effort de gestion courante, au même titre que les mises à niveau réglementaire des équipements, le Fonds chaleur de l'Ademe encourage les autorités concédantes à faire évoluer leurs infrastructures un peu anciennes de manière plus conséquente, avec des extensions qui n'ont pas été prévues à l'origine. Pour ne pas confondre un simple raccordement avec une réelle expansion du réseau, l'Ademe a fixé la longueur minimale des travaux éligibles à 200 mètres. D'autres dispositifs d'aides existent en deçà de ce seuil, comme les certificats d'économie d'énergie.
Pour programmer les aménagements qui pourraient être pertinents dans la durée, les collectivités sont invitées à réaliser un schéma directeur sous la houlette des élus et suivi par un comité de pilotage qui inclut l'ensemble de la chaîne d'acteurs : services de la collectivité, abonnés, usagers, partenaires publics (lire encadré).
Comme les créations, les extensions font la part belle à la basse température. Si bien que sur un même réseau, plusieurs technologies peuvent cohabiter, avec des canalisations principales en haute pression (HP), des échangeurs thermiques HP-BP et des tronçons en basse température (BP). Les réseaux alimentés par des énergies fossiles ont par ailleurs pour principal objectif d'aller vers un mix renouvelable. Le moindre tronçon doit respecter la règle des 50 % de renouvelables pour bénéficier du Fonds chaleur. Même si le réseau principal a atteint l'objectif, chaque extension doit donc être accompagnée d'une production supplémentaire de renouvelables.
Reste le financement. Le concessionnaire n'a pas toujours intérêt à accepter ces investissements qui ne pourront pas être rentabilisés si la durée restante du contrat est insuffisante. Depuis la loi Grenelle 2, la collectivité peut le lui imposer. En contrepartie, un avenant de prolongation doit lui être proposé. Deux autres options sont envisageables : casser le contrat avant son terme en payant des pénalités à son concessionnaire (comme à Mâcon). Ou créer une valeur nette comptable de reprise en fin de contrat pour que tout matériel non amorti soit financé en partie par le lauréat de l'appel d'offres suivant. l
3Piloter plus souplement L'avènement de réseaux de chaleur intelligents passera par davantage d'instrumentation et de solutions de stockage.
La chaleur suit les pas des autres énergies. Sans doute est-il un peu tôt pour parler de « smartgrid du chauffage urbain ». Encore que... Certaines fonctionnalités qui émergent ressemblent à celles que l'on trouve sur les réseaux intelligents d'électricité. Les projets de rénovation thermique et l'émergence de bâtiments plus sobres compliquent le suivi de l'évolution des consommations et la part de l'eau chaude sanitaire augmente dans la consommation. Par conséquent, « il devient essentiel de connaître ce que le client va demander, ce qui est disponible à un instant donné, puis de faire correspondre les deux », note Bertrand Guillemot, responsable de l'expertise technique chez Dalkia.
Plus question d'attendre que le f lu ide c alop or te u r revienne à la chaufferie pour évaluer la consommation des usagers et ajuster la température de chauffe. D'autant qu'une température de retour trop élevée dégrade le rendement des chaudières à condensation. La plupart des exploitants équipent désormais leurs infrastructures de sondes. « Au niveau des sous-stations, nous installons des appareils dotés de connexions filaires ou radio qui collectent les données de consommation en temps réel pour que nous adaptions la production aux besoins, décrit Guillaume Planchot, directeur du développement des réseaux urbains d'énergie chez Idex. On gagne quelques heures de chauffe. » Reste à intégrer des informations météorologiques ou des données sur le bâtiment dans des modèles de prévision pour anticiper la consommation. « Des capteurs sur les façades des immeubles permettent de comprendre comment la température va évoluer, illustre Guillaume Planchot, précisant toutefois que cette ultime étape de l'optimisation reste assez rare. Les bâtiments sont encore trop peu instrumentés. »
Ce modèle a néanmoins ses limites. La production de chaleur à partir de biomasse ou de déchets ne peut guère s'adapter en un simple claquement de doigts. Elle nécessite au contraire un régime constant. Bonne nouvelle, l'alternative à l'adaptabilité de l'offre est toute trouvée et sa mise en place est loin d'être insurmontable : c'est la décorrélation de l'offre et de la demande. Elle est rendue possible par des solutions de stockage. « Nous devons les développer à tous les niveaux : chez les clients, avec des ballons individuels, et dans le réseau », insiste Bertrand Guillemot. À Boras, en Suède, c'est cette option qui a été retenue. Dalkia y a installé une réserve de 37 000 mètres cubes ! Ce type d'aménagement est parfois enterré, ce qui permet de mieux l'isoler, mais ce n'est pas toujours possible et cela peut vite coûter cher. Ici, la cuve de 72 mètres de haut ne passe pas inaperçue. Ses concepteurs ont au contraire cherché à la mettre en évidence. « C'est un phare dans la ville », se félicite Bertrand Guillemot.
En France, quelques projets d'hydro-accumulation voient timidement le jour sur de petits volumes : quelques centaines de mètres cubes à La Rochelle ou Avoriaz, par exemple. Objectif : effacer les relances du matin qui ne peuvent s'appuyer que sur des chaudières à gaz. Et mieux exploiter les capacités de l'incinérateur. À Brest, Dalkia expérimente le stockage distribué sur le réseau, en particulier pour l'université qui appelle peu de chaleur le week-end et qui connaît un pic de consommation le lundi matin. La taille des canalisations et des équipements ne permet pas de s'adapter à ces oscillations. Un appoint est donc apporté localement avec des chaudières au fuel ou à gaz. Le stockage de 800 mètres cubes d'eau apparaît comme une alternative prometteuse. Les gains économiques de ce type de projets sont difficiles à appréhender. L'intérêt en termes d'émissions de gaz à effet de serre est quant à lui évident.
À l'image d'Idex, plusieurs sociétés étudient ou expérimentent des solutions plus audacieuses encore. Très prisé par l'industrie solaire thermodynamique, le stockage de chaleur sous forme solide permet par exemple de décaler les pics de consommation de quelques heures grâce à des systèmes dits à changement de phase. « La technologie existe. Il faut étudier sa pertinence économique », affirme Guillaume Planchot. À Boulogne-Billancourt, c'est un procédé de stockage géothermal intersaisonnier qui tente de faire ses preuves. En été, l'idée est d'injecter le surplus de chaleur issu de la production de froid dans la nappe pour la récupérer l'hiver. Malgré les déperditions, cette technique, qui devrait être opérationnelle dans dix-huit mois, pourrait s'avérer rentable. À Grenoble, un système analogue est à l'étude pour injecter la chaleur que l'usine d'incinération produit en été dans des sondes verticales et la récupérer en hiver dans une boucle tempérée. l