Les déchets agricoles ne méthanisent pas comme les graisses d'abattoir ou les déchets de cuisine. Si la nature et la quantité des intrants déterminent en grande partie les technologies et les conditions d'exploitation des méthaniseurs, d'autres critères ne sont pas à négliger. Comme la valorisation énergétique, l'acceptation locale et la sécurité.
1 Choisir son méthaniseur
C'est avant tout la nature et la quantité de déchets qui conditionnent le choix d'une technologie de méthanisation. Mais d'autres critères ne sont pas à négliger.
La méthanisation est-elle une technologie de traitement des déchets ou de production d'énergies renouvelables ? Les deux, mais selon les projets, l'un ou l'autre est prioritaire. Avec des conséquences importantes sur la conception des équipements, le type de déchets acceptés ou le classement ICPE des installations. Ainsi, Hélioprod se positionne clairement comme producteur d'énergies renouvelables et d'engrais. « Nous cherchons à faire le maximum d'énergie avec le minimum de matière », explique Philippe Perrette, le fondateur de la société. D'autres, comme Saria Industries, traitent avant tout des déchets (lire encadré p. 36 de l'article 3). De même, pour Frédéric Flipo, cofondateur du groupe Aqua, « la méthanisation est une entreprise de recyclage au service d'un territoire, avant d'être une énergie renouvelable, même si elle produit de l'électricité 90 % du temps ». Guillaume Bastide, de l'Ademe, a observé l'évolution de la profession : « La méthanisation avait d'abord pour but de traiter les effluents. Mais depuis l'instauration d'un tarif d'achat de l'électricité issue du biogaz en 2011, la motivation énergétique s'est accrue, surtout en milieu agricole. » Produire de l'énergie, oui, mais pas coûte que coûte : la France ne veut pas du modèle allemand, basé sur l'alimentation des méthaniseurs par des cultures énergétiques en concurrence avec les plantations alimentaires.
Aux quatre piliers décrits par Sylvain Frédéric (lire encadré ci-dessous), indispensables pour tout projet de méthanisation, Vincent Graveleau, chargé d'offre grands projets chez Armorgreen, en ajoute un cinquième : la volonté politique locale. « Je n'ai jamais pu monter un projet sans l'aval du conseil municipal, même avec un permis en bonne et due forme de l'État. » Un problème que ne rencontrent pas les projets d'agriculteurs ou de groupements d'agriculteurs : « L'opposition survient lorsque les projets sont dé connec tés des exploitants », estime Gilles Merrien, directeur d'AEB Méthafrance.
Lors de la conception de l'installation, la nature des déchets conditionne la technologie de méthanisation. C'est essentiellement la dimension mécanique qui prévaut : il faut déplacer les déchets, et le procédé dépend de leur humidité. Lorsque le taux de matière sèche est inférieur à 10 % (typiquement les lisiers et les boues de station d'épuration), les concepteurs choisissent la voie liquide, au cours de laquelle le déchet est pompé.
La technologie la plus courante est l'« infiniment mélangé » : l'intérieur du méthaniseur est brassé en permanence par agitation mécanique ou recirculation du digestat ou du biogaz. Quand le déchet est plus pâteux, entre 20 et 30 % de matière sèche, on préfère plutôt les « procédés piston » où le substrat chemine de façon progressive dans le digesteur, entraîné par des pales.
Ces deux procédés sont généralement continus. Enfin, pour les faibles taux d'humidité (voie sèche), l'alimentation du digesteur peut être discontinue ou continue. Dans le premier cas (davantage pour les petites installations), l'ensemble des déchets est mis dans un réacteur hermétiquement fermé, et le digestat est ôté lorsque la production de biogaz est terminée. Dans le second, la matière est introduite au moins quotidiennement dans le digesteur… « Au-delà de la teneur en matière sèche, c'est la viscosité de la matière et sa facilité à être pompée ou pelletée, qui doivent être prises en compte pour le choix de la technologie », complète Sylvain Frédéric, directeur associé de Naskeo.
Chaque mètre cube de réacteur peut recevoir entre 1 et 3 kg de matière organique par jour dans le cas des technologies « infiniment mélangées », tandis que la voie sèche continue en accepte 8 à 10 kg pour le même volume, car elle contient plus de bactéries. Les coûts d'investissement sont plus compétitifs en voie liquide, mais les charges d'exploitation plus fortes que les technologies sèches. « On observe une forte augmentation des procédés discontinus, qui demandent moins d'investissement », constate Sylvain Frédéric. Les procédés continus restent, quant à eux, adaptés aux grosses installations.
D'autres choix rentrent en ligne de compte, comme la température du digesteur. Quelques-uns, rares, fonctionnent à température ambiante, mais sont peu efficaces dès qu'il fait froid. La plupart des technologies chauffent donc les déchets. Le mode « mésophile », entre 30 et 40 °C, est moins rapide mais plus stable, que le mode thermophile entre 50 et 65 °C. Ce dernier permet aussi l'hygiénisation du digestat lorsqu'on est en voie humide, indispensable quand le méthaniseur accepte des déchets animaux. « Nous travaillons en mode thermophile : c'est plus complexe, mais le temps de séjour est plus court, et l'hygiénisation est totale », souligne Philippe Perrette d'Hélioprod. Il est également possible de pratiquer une hygiénisation préalable à l'injection des déchets dans le digesteur, en maintenant les déchets à 70 °C pendant une heure, ce qui rend inertes les bactéries potentiellement dangereuses.
Enfin, certaines technologies séparent les grandes étapes de la méthanisation. En effet, ce ne sont pas les mêmes bactéries qui assurent l'hydrolyse (décomposi tion de la matière organique en substances simples), l'acidogenèse (production d'alcools, d'acides organiques, de CO 2 et d'hydrogène), l'acétogenèse (transformation des molécules précédentes en précurseurs du méthane) et la méthanogenèse (production du méthane). La plupart des technologies réalisent l'ensemble de ces réactions dans un même réacteur, tandis que d'autres séparent les deux premières des deux suivantes. « D'une manière générale, on choisit les deux étapes quand les substrats sont facilement fermentescibles, et peuvent “partir en acidogénèse” rapidement, comme les sucres », indique René Moletta, auteur d'un livre sur la méthanisation1 .
2 Maîtriser les risques
Si l'on pense évidemment à assurer la sécurité contre les incendies ou les explosions des installations de méthanisation, il ne faut pas oublier la toxicité de certains gaz.
Le gaz naturel, ou méthane, inquiète, et les installations de méthanisation n'échappent pas à cette crainte. Pourtant, les accidents, le plus souvent des feux, sont rares : moins de 50 depuis 1992 selon la base de données Aria sur les incidents ou accidents technologiques du ministère de l'Écologie. Le gaz n'est pas stocké sous pression et les volumes en jeu sont faibles. Ils correspondent à seulement quelques heures de fonctionnement du moteur de cogénération, et encore moins en injection. Surtout, les conditions accidentogènes ne sont pas réunies. « Le méthane est explosif et inflammable quand sa concentration est inférieure à 15 %, signale Alfred Sturm, directeur du bureau d'études Green Leaf Refinery. Il n'existe donc pas de risque d'explosion dans le méthaniseur lui-même, où les teneurs en méthane sont élevées. » Néanmoins, certaines zones sont soumises à la réglementation Atex (atmosphères explosibles). Par exemple, les équipements doivent être qualifiés Atex dans un rayon de trois mètres autour des vannes de gaz. Les installations sont équipées de capteurs de gaz, notamment là où est réalisée la cogénération. Dans tous les cas, la dangerosité ne dépasse pas le périmètre du site.
Attention toutefois, « il faut prendre en compte la sécurité dès le début du projet, bien avant de produire le dossier ICPE, rappelle Arnaud Maitrepierre, du cabinet d'études Ectare. Sinon, le risque est de générer des surcoûts liés à l'ajout de prescriptions réglementaires. » Dès le choix de l'implantation, les questions de sécurité interviennent : le digesteur doit être situé à au moins 35 mètres des cours d'eau et points d'eau, et à 50 mètres des locaux utilisés par des tiers. De même, l'éventuelle installation de combustion du méthane doit être à plus de 10 mètres du sto ckage de ce gaz. « Dans le cas des installations soumises à déclaration, c'est l'étude de danger qui détermine les distances, afin d'éviter l'effet de domino », précise Arnaud Maitrepierre.
Autre risque peu connu : le sulfure d'hydrogène (H 2 S), un gaz toxique, à l'odeur d'œuf pourri, à faible concentration, mais que notre nez n'est plus capable de détecter à des concentrations dangereuses. Des technologies de réduction sont à mettre en place, à la fois pour des raisons sanitaires, et parce que ce gaz provoque une usure prématurée des moteurs de cogénération. Les exploitants ont le choix entre des procédés par réactifs chimiques ou par charbon actif. En ce qui concerne les odeurs enfin, « la plupart des réceptions de déchets et des préparations ont lieu dans des halls fermés et sous dépression, indique Serge Verdier, de Saria Industries. Et lorsque le digestat ressort, il est bien moins odorant que les déchets. » l
3 Exploiter, c'est anticiper
Une installation de méthanisation se pilote tout en douceur. D'où l'importance de bien sécuriser ses approvisionnements sur le long terme pour éviter les à-coups.
Une fois le méthaniseur construit, son exploitation coulerait-elle de source ? « La clé du bon fonctionnement d'un méthaniseur est le savoir-faire du constructeur », estime Guillaume Bastide, ingénieur chargé de la méthanisation à l'Ademe. Une bonne instrumentation s'impose notamment. « Par exemple, un exploitant qui avait mal étalonné la mesure de température de son méthaniseur n'avait pas repéré l'accumulation d'acides gras volatils. La trop forte acidification du milieu qui en a découlé a nécessité un arrêt total du digesteur. » Il faut dire que la méthanisation reste une vaste terra incognita. Ce qui se passe dans les digesteurs est très complexe . « Plus de 30 % des phénomènes échappent à notre compréhension, estime Philippe Perrette, fondateur d'Hélioprod. Le nombre de bactéries et de transformations y est énorme. »
Exploiter une installation demande du doigté. La méthanisation est un processus naturel, sur lequel l'exploitant intervient peu. Le digesteur supporte mal les à-coups, tout doit se dérouler en douceur. Tant les quantités de déchets que leur nature doivent être modifiées progressivement pour ne pas perturber les populations bactériennes. Pourtant, le méthaniseur peut s'accommoder de fluctuations. Les procédés discontinus sont d'ailleurs moins sensibles aux variations que les continus. Le principe de base est simple : ne pas saturer le digesteur, qui doit recevoir chaque jour la même ration. C'est en effet la quantité de matière organique que contient un déchet, sa « charge organique appliquée », qui conditionne ce que l'on peut traiter chaque jour. Comment la connaître ? Elle se mesure en séchant d'abord le déchet pendant vingt-quatre heures à 100 °C, ce qui évapore toute l'eau, et ne laisse que la matière sèche, alors estimable. Une pomme, par exemple, en renferme 15 %. La matière sèche est ensuite calcinée pendant quatre heures à moins de 400 °C, afin de peser la matière minérale restante. Un calcul permet de déduire la quantité de matière organique contenue dans le déchet. C'est elle qui sert à dimensionner le méthaniseur, et qui doit varier le moins possible lors de l'exploitation. Mais l'on peut compenser en partie les fluctuations des livraisons en prévoyant des zones de stockage pour déchets solides ou liquides. À l'instar du groupe Aqua, qui ne reçoit des marcs de raisin que pendant trois semaines, mais les utilise tout au long de l'année.
Même pour une charge organique constante, la proportion de méthane peut évoluer. En effet, toutes les matières organiques n'en produisent pas en quantité équivalente. Le potentiel méthanogène définit quelle fraction du déchet se transforme en CH 4 . On l'analyse en le découpant et en inoculant des bactéries, puis en mesurant la quantité de méthane obtenue après quarante-cinq jours. Ainsi, 100 % des sucres et alcools sont dégradés, tandis que la matière organique du fumier ne l'est qu'à moitié, la partie lignocellulosique n'étant pas assimilée par les bactéries. Certains déchets, comme ceux contenant du sucre, sont très recherchés, car ils dopent le processus. D'autres, comme le fumier de volaille, très riche en azote, doivent rester en quantités limitées.
La variation de production de biogaz est moins problématique lorsque le méthane est injecté que s'il produit de l'électricité. En effet, le moteur de cogénération doit être alimenté régulièrement, pour fonctionner entre 80 et 100 % de charge. Néanmoins, y compris pour les projets avec injection, la rentabilité exige une production assez stable.
Pour minimiser les variations en qualité et en quantité des intrants, l'idéal est de négocier des contrats d'approvisionnement à long terme. Pour son premier méthaniseur, construit selon une technologie danoise, Fonroche demande ainsi à ses fournisseurs de déchets des contrats de quinze ans, soit la même durée que le contrat d'achat du gaz injecté sur le réseau : « 60 % du gisement est déjà signé », se réjouit Clément Madier, chef de projet chez Fonroche. Les banques sont d'ailleurs de plus en plus exigeantes sur l'existence de contrats à long terme avec les fournisseurs de déchets. « Parfois, on assiste à une vraie guerre des intrants, regrette Vincent Graveleau, responsable grands projets d'Armorgreen. Il y a quelques années, un abattoir payait 60 à 80 euros pour l'enlèvement d'une tonne de graisse. Avec l'arrivée de la méthanisation, les prix ont chuté de moitié. Il n'est pas exclu qu'un jour, l'abattoir se fasse payer. » Déjà, des sociétés belges viennent chercher certains déchets très convoités comme les graisses de supermarchés jusqu'en Normandie ou à Paris.
Gilles Merrien, directeur de Methafrance, met en garde les agriculteurs qui comptent trop sur un complément de déchets extérieurs à leur exploitation : « Le marché des intrants industriels est très fluctuant, les déclarations d'intention ne suffisent pas. » Le bureau d'études Green Leaf Refinery souhaite ainsi que, pour chacun de ses projets, au moins 70 % des intrants proviennent d'exploitations agricoles, dont la production de déchets est plus pérenne que celle des industriels. « L'idéal est de récupérer une matière organique locale ne trouvant pas de solution de valorisation réglementaire », observe, pour sa part, Frédéric Flipo, cofondateur du groupe Aqua. D'autres exploitants mettent en place des cultures intermédiaires à vocation énergétique, c'est-à-dire des plantes destinées à la production énergétique. Elles sont très utilisées en Allemagne, mais peu en France, où les surfaces exclu sivement consacrées à ces cultures sont interdites. Elles ne sont permises qu'après des cultures nourricières.
Bien exploiter son installation, c'est aussi refuser les produits qui pourraient endommager la flore bactérienne ou les équipements mécaniques. « Les matières entrantes possèdent une fiche de qualification et doivent suivre des procédures, indique Frédéric Flipo, d'Aqua. Chaque lot est tracé, et un prélèvement d'échantillon est congelé. Ainsi, en cas de problème, nous pouvons le reprendre et l'analyser. » Un méthaniseur peut, par contrat, rejeter un lot qui ne serait pas conforme. l