Comment est appliquée la justice environnementale en France ? Comment les tribunaux administratifs, civils et pénaux, qui en sont les garants, la défendent-ils ? Les premiers se chargent de traiter les conflits entre usagers et pouvoirs publics, les deuxièmes tranchent des litiges mais n'infligent pas de peine alors que le rôle des troisièmes est de juger les infractions. Pour Arnaud Gossement, avocat spécialisé en environnement, la justice administrative est la plus appropriée : « Les conditions d'accès au juge administratif sont très aisées, les temps de procédure ont été considérablement réduits et vont de huit à douze mois. Et surtout, la justice administrative intervient en amont. En mars dernier par exemple, le tribunal administratif de Melun, saisi par une commune contre une décision de la préfète de Seine-et-Marne qui autorisait un forage d'huile de schiste, a annulé le projet. Ce genre de décision permet tout simplement d'éviter des dommages environnementaux. » Ou presque… Car à Plobannalec-Lesconil et à Loctudy, dans le Finistère, trois associations ont saisi le tribunal administratif pour faire annuler l'arrêté préfectoral autorisant le rejet en mer, dans une zone Natura 2000, de 165 000 m3 de vases issus du dragage des ports. Elles ont obtenu gain de cause… Mais le recours devant le tribunal n'étant pas suspensif, les boues ont été rejetées. « Nous n'irons pas plus loin, note Sophie Bardet, juriste pour l'association France Nature Environnement. Notre but n'est pas de faire payer l'administration, mais de faire évoluer favorablement les procédures administratives. Nous comptons sur la jurisprudence pour empêcher les mêmes pratiques à l'avenir. » Ce cas révèle cependant certaines limites de la justice administrative, qui ont également fortement influé sur le traitement de l'affaire opposant la société de recyclage GDE aux associations de Nonant-le-Pin, dans l'Orne.
Tout débute lorsque GDE prévoit d'ouvrir
un centre de stockage de déchets d'une capacité de 150 000 tonnes par an au cœur d'une des trois meilleures zones d'élevage de chevaux au monde. L'enquête publique donne lieu à un avis défavorable, suivi par le préfet, qui refuse le projet. GDE porte alors le dossier auprès du tribunal administratif de Caen. « Non seulement le tribunal rejette la décision du préfet, mais en plus autorise directement l'installation, retrace Jacques Carles, en charge de la coordination des actions judiciaires des associations impliquées. Le préfet reçoit l'instruction de ne pas faire appel et la décision administrative devient définitive. Les associations, elles, n'ont plus aucun recours. » Elles sollicitent alors la justice civile en demandant une expertise préventive auprès du tribunal de grande instance (TGI). « Tout le monde nous disait que c'était impossible, que seule la justice administrative était compétente, se souvient Jacques Carles. Or nos avocats ont trouvé cette voie : le référé environnemental préventif. Celui-ci vise à déterminer l'état de l'environnement avant la mise en service du centre de stockage des déchets, afin de pouvoir évaluer la pollution qui en résultera. » Au total, une trentaine de procédures sont en cours, au civil et au pénal, pour pallier le blocage de la justice administrative. « Le tribunal administratif est une spécialité fran-çaise et il serait bon qu'elle soit supprimée », réclame Jacques Carles. Le tribunal administratif de Caen a de nouveau pris le parti de GDE en juillet, en condamnant l'État à verser 700 000 euros à la société pour ne pas avoir fait évacuer ceux qui occupent le site de stockage depuis octobre 2013.
Du côté de la justice pénale, la situation n'est malheureusement pas brillante non plus. L'avocat Thierry Billet, qui a représenté les associations de riverains lors du procès de l'incinérateur de Gilly-sur-Isère, responsable d'une pollution à la dioxine, l'a constaté : « Les dossiers sur des cas de pollution sont longs à traiter et représentent une énorme charge de travail, donc les procureurs ne les aiment pas, déplore-t-il. Comme en plus ces affaires mettent en cause des collectivités ou des industriels, ils hésitent à s'y attaquer. Et lorsqu'ils s'y collent, leurs moyens sont bien souvent insuffisants. » La pollution, établie en 2001, a été jugée en 2012… et personne n'a été reconnu coupable. France Nature Environnement a d'ailleurs rencontré les mêmes obstacles, comme le relate Sophie Bardet : « Nous avons lancé une procédure contre GDE dans le Calvados . Mais les choses ont tellement traîné au parquet qu'il s'est écoulé trois ans entre l'examen des faits et la convocation de la société devant le tribunal correctionnel. Les faits sont donc prescrits et bien que la société ait reconnu sa culpabilité, elle ne pourra pas être condamnée au pénal. »
Mais la justice pénale est aussi à l'origine d'avancées juridiques majeures. C'est le cas du procès de l'Erika, achevé en 2012 après treize ans de procédure. « Ce procès est important, d'abord parce qu'il a eu lieu, affirme Corinne Lepage, avocate pour la partie civile. Cela tient au fait que le dossier a été traité par un juge d'instruction au parquet de Paris, avec de bons moyens. La législation française s'est appliquée alors que les accusés plaidaient qu'étant donné le lieu de la catastrophe, seul l'État du pavillon était compétent. La reconnaissance de la responsabilité civile de l'affréteur ainsi que la condamnation des différents acteurs au pénal ont également été un grand pas en avant. »
Le procès de l'Erika a, en outre, consacré pour la première fois la reconnaissance du préjudice écologique. Avec pour conséquence que les dommages causés à l'environnement, sans atteinte à une personne morale ou physique, peuvent être sanctionnés. Dans la foulée, le Sénat a adopté, début 2013, une proposition de loi visant à inscrire la réparation du préjudice écologique dans le Code civil. Un groupe de travail, présidé par Yves Jégouzo, professeur de droit à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, a ensuite eu pour mission de transformer cette avancée en projet de loi et a rendu en septembre 2013 dix propositions en ce sens. « Inscrire la réparation du préjudice écologique dans le Code civil est nécessaire puisque la pollution n'a pas toujours pour origine une infraction à la loi, mais plutôt des problèmes de comportement », explique Yves Jégouzo. Malheureusement, le rapport Jégouzo est pour le moment resté lettre morte. « Il y a eu une concertation avec les organisations professionnelles, mais l'environnement n'est plus une priorité et le projet a été un peu mis de côté », admet le professeur. Cette modification attendue du Code civil ouvre cependant la question plus large de la nécessaire adaptation des textes de loi en matière d'environnement. C'est ainsi que se sont tenus au cours de l'année dernière les États généraux sur la modernisation du droit de l'environnement. « Ces États généraux étaient utiles car le droit de l'environnement est trop complexe pour les entreprises, et en même temps, il manque d'efficacité, synthétise Arnaud Gossement. Le problème, c'est qu'ils ont duré très peu de temps et n'ont pas abouti à cause du lobbying de certains acteurs qui avaient intérêt à ce que rien ne change. » « Il y a une insuffisance criante du droit pénal de l'environnement, renchérit Corinne Lepage. Les directives communautaires prévoient que le droit européen de l'environnement soit sanctionné péna-lement ; or en France, ça n'a jamais été fait sauf dans le domaine de l'eau. »
Thierry Billet regrette, pour sa part, l'incapacité du droit actuel à traiter correctement les affaires de pollution dont les effets sur les milieux et les personnes ne se font souvent sentir qu'à très long terme : « Il n'y a pas dans le droit pénal de l'environnement d'incrimination spécifique aux pollutions et à la mise en danger de la vie d'autrui. Nous sommes donc obligés d'essayer de faire coller un délit environnemental avec une infraction pénale, et c'est compliqué. Concrètement, sans définitions précises d'infractions pénales, c'est une autorisation de polluer qui est délivrée. » Selon l'avocat, si la pollution est avérée et dénoncée sur le moment, le dossier est traité de façon très administrative, comme une simple infraction au Code de l'environnement. « Les amendes sont alors ridicules et les parties civiles ne peuvent pas poursuivre car elles ne sont pas reconnues comme victimes, poursuit-il. À l'inverse, si les cas sont jugés vingt ans plus tard, les responsables ou leur société ne sont plus là et il est en plus difficile de prouver le lien entre leur activité et les dommages constatés. »
Et les sanctions, malheureusement, même quand de tels cas sont jugés, ne sont pas à la hauteur. « Dans certains domaines de l'environnement, le coût de l'amende est inférieur aux frais qu'aurait occasionnés le respect de la loi, constate Yves Jégouzo. C'est pourquoi notre groupe de travail a proposé la mise en place de l'amende civile, calculée à partir du chiffre d'affaires de l'entreprise et du bénéfice qu'elle a tiré du fait de l'infraction. » Car sans contraintes financières et avec des sanctions prononcées des années plus tard, la justice pénale dispose de peu de moyens de dissuasion et donc d'un effet pédagogique limité. Preuve en est avec la pollution de la plaine de la Crau, en 2009 à la suite de la rupture d'un pipeline. La décision du tribunal correctionnel de Tarascon rendue cet été a stupéfié les gestionnaires de la réserve naturelle des Coussouls de Crau qui ont décidé de faire appel. « Pour avoir déversé 5 000 tonnes de pétrole au cœur d'un espace naturel unique et protégé, la SPSE a été condamnée au même titre qu'un promeneur qui y cueillerait une fleur », considèrent-ils.
Le problème de la compétence des magistrats se pose en plus de ces difficultés. En effet, ceux-ci n'ont pas un volume d'affaires liées à l'environnement suffisant pour se spécialiser sur ce sujet. « En matière d'environnement, il ne suffit pas de connaître la règle de droit, il faut connaître le milieu auquel on l'applique et cela nécessite une formation, poursuit Jean-Philippe Rivaud, substitut général au parquet général près la cour d'appel d'Amiens. Pourtant il n'existe aucun cursus universitaire spécialisé en droit pénal de l'environnement en France. Quant aux procureurs, ils disposent seulement d'un module de formation continue de trois ou quatre jours par an. »
Deux outils judiciaires sont cependant les témoins de l'efficacité de la formation : les enquêteurs spécialisés en environnement et les juridictions du littoral spécialisées (Julis). Les premiers œuvrent au sein de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp), créé en 2004. Au total, 70 officiers de gendarmerie peuvent ainsi intervenir sur tout le territoire afin d'enquêter sur les problèmes environnementaux les plus complexes. « Lorsque l'Oclaesp travaille sur un cas, cela aide, reconnaît Sophie Bardet. Le procureur dispose alors d'un dossier bien ficelé. » Les Julis, quant à elles, se trouvent à Marseille, Brest et au Havre et se consacrent aux pollutions maritimes. « En dix ans, grâce aux Julis, le nombre d'affaires de pollution maritime constatées a été divisé par plus de deux, révèle Jean-Philippe Rivaud. Et si cela fonctionne si bien, c'est parce que les magistrats de ces juridictions ont été formés et les types de preuves aménagés. Le succès de ces deux systèmes ne signifie pas qu'il faut des tribunaux spécifiques à l'environnement, mais plutôt qu'il faut des sections spécialisées avec des magistrats formés. »
En attendant, certaines associations un peu désabusées choisissent de se faire entendre par la voie médiatique. C'est le cas de l'association collégiale Nacicca. « Nous déposons régulièrement des plaintes lorsque nous constatons des dommages à l'en vi ron-nement. Sur le plan juridique, elles n'aboutissent pas, mais elles attirent l'attention des médias. Et une fois l'affaire au grand jour, le préfet réunit soudainement une cellule de crise et gère le problème », explique Cyril Girard, administrateur de l'association. Ainsi, à l'occasion d'une opération d'enlèvement d'une plante envahissante dans le canal Centre-Crau, une pollution gigantesque de plastiques a été mise à jour, héritage de l'ancienne grande décharge à ciel ouvert. « Sur 1,5 km de canal, des milliers de mètres cubes de plastiques ont été remontés. Or, personne ne voulait les évacuer », dénonce Cyril Girard. Nacicca a donc déposé plainte contre X. Le préfet a alors réuni une commission avec les services de l'État qui a débouché sur l'enlèvement d'une partie des déchets à la pelleteuse. « Le problème est que nous avions demandé une expertise sur les 20 km du canal et sur l'étang dans lequel il se jette. Nous n'avons rien obtenu et le procureur a classé la plainte sans suite car il a estimé qu'il y avait eu un début de déblaiement. Il ne s'est pas posé la question de la responsabilité et les déchets ont été nettoyés avec l'argent du contribuable. » L'association attend la fin des travaux de nettoyage pour rechercher dans le canal d'autres morceaux de plastique et montrer que le problème n'est pas résolu… et redéposer plainte. En espérant que la justice, ou les médias, aboutisse à la prise en charge de la pollution et la désignation des responsables. Thierry Billet reconnaît lui aussi l'efficacité de cette méthode : « Aujourd'hui, le seul moyen d'avancer est la médiatisation. Après l'affaire de l'incinérateur de Gilly-sur-Isère, le procès nous a été défavorable, mais quarante-cinq incinérateurs ont été fermés. Pourquoi ? Parce que tout le monde savait qu'ils n'étaient pas aux normes, mais sans la crainte d'être mis sur le devant de la scène, personne ne faisait rien. »
Arnaud Gossement préconise, quant à lui, une troisième voie, ni judiciaire, ni médiatique : le dialogue environnemental. « Prenons le problème des algues vertes en Bretagne. Il pourrait y avoir des dizaines de plaintes au pénal contre les agriculteurs, mais tant que le dialogue entre collectivités, associations et professionnels ne sera pas restauré, cela n'avancerait à rien. Il faut qu'en amont les normes environnementales soient partagées et comprises. » Le progrès vers une justice environnementale efficace passerait donc par une meilleure compréhension et des échanges approfondis entre les acteurs… Reste à savoir comment s'y prendre.