D epuis l'ordonnance n° 59-115 du 7 janvier 1959 et la circulaire du 18 décembre 1969 « Intérieur-Agriculture », les communes doivent effectuer un inventaire et posséder un répertoire de leurs chemins ruraux. Avant toute décision d'incorporation dans le domaine privé, il est impératif de fixer la nature (1) et la propriété du chemin afin d'éviter toutes contestations ultérieures de la part des propriétaires riverains (2). Qualifiée de « truisme » (3), cette opération, souvent négligée par les collectivités territoriales, donne lieu à un contentieux récurrent (4). En l'absence de titre de propriété, l'article L. 161-3 du Code rural édicte une présomption de propriété au profit de la commune lorsque le chemin est affecté à l'usage du public. Bien que la charge de la preuve incombe au riverain revendiquant (5), l'affection à l'usage du public étant présumée par l'article L. 161-2 du Code rural, la commune doit se prémunir en vérifiant que le chemin est « pensé comme une voie, comme un élément du réseau routier général » (6), accessible au public ou qu'il a fait l'objet d'acte de surveillance ou conservations (I). Si cette présomption peut être combattue par la preuve contraire par les riverains (7), la commune n'est pas dépourvue de tous moyens de défense (II).
I. Le recours à la présomption de propriété de l'article L. 161-3 du code rural
Pour retenir ou rejeter la présomption de propriété de l'article L. 161-3 du Code rural, le juge vérifiera un certain nombre d'éléments factuels pour apprécier la destination et l'usage du chemin (8) ainsi que la réalité des actes réalisés par la commune. Les éléments de preuve étant alternatifs et non cumulatifs, il suffit alors de relever l'un des qualificatifs prescrit par l'article L. 161-2 du Code rural pour que la commune puisse se prévaloir de la présomption de propriété de l'article L. 161-3 (9).
A. Appréciation de la destination du chemin : une distinction difficile avec les chemins d'exploitation
En pratique, si l'aspect des chemins ruraux et des chemins ou sentiers d'exploitation peut être similaire, ces deux catégories de voies n'ont ni le même usage ni le même statut juridique. Les premiers ont une affectation rurale et publique, les seconds servent exclusivement à la communication ou à l'exploitation de divers fonds, en les longeant ou en y aboutissant (10). Ainsi, toute la difficulté résidera dans la preuve de la destination du chemin. Avant de rejeter la qualification de chemin d'exploitation, le juge s'efforcera, d'apprécier les qualités du chemin litigieux (11). La Cour de cassation, dans un arrêt du 21 janvier 2009, rappelle que l'appréciation doit être fondée sur une interprétation stricte des critères posés par l'article L. 162-1 du Code rural (12). Autrement dit, le juge ne retient la qualité de chemin d'exploitation que lorsque sa création résulte d'un commun accord des propriétaires intéressés, que son assiette a été prise sur leurs propriétés, qu'il sert à la communication entre ces dernières (13), qu'il soit ou non, accessible au public (14) et praticable en voiture (15), peu importe que la destination ne soit pas exclusivement agricole (16), que le riverain n'ait pas la qualité d'exploitant (17) ou encore que le chemin desserve des parcelles non enclavées et depuis construites (18). Ainsi, ne constitue pas un chemin rural aux yeux de la jurisprudence celui qui sert exclusivement à la communication entre divers « héritages » ou à leur exploitation (19). L'appréciation de la destination suppose une analyse de la configuration des lieux et un examen attentif des documents cartographiques et du cadastre. Il s'agira pour les services communaux, de confronter les données recueillies avec la situation physique sur le terrain, pour déterminer la fonction exacte du chemin, et rechercher si celui-ci dessert des lieux publics, sous peine d'être qualifié par le juge de chemin d'exploitation (20). Cet examen « d'ordre topologique » (21) conduit toutefois à n'établir qu'une présomption de propriété, voire un simple commencement de preuve. La jurisprudence rappelle régulièrement qu'un relevé cadastral ne saurait établir à lui seul une preuve de la propriété du chemin (22), de la même manière que tout chemin est présumé appartenir à la commune même s'il est désigné comme chemin d'exploitation sur le cadastre et qu'il est entretenu par les riverains (23) ou encore, qu'il n'est pas désigné comme chemin rural sur le cadastre (24). La commune ne doit pas se contenter de certains éléments de preuves relatifs à la propriété, mais établir à partir d'éléments factuels la destination du chemin pour écarter la qualification de chemin d'exploitation.
B. Appréciation de l'usage du chemin
L'affectation à l'usage du public peut être prouvée aux termes du même article L. 161-2 du Code rural « par l'utilisation du chemin rural comme voie de passage (-1-) ou par des « actes réitérés de surveillance ou de voirie de l'autorité municipale » (-2-).
1. Utilisation du chemin comme voie de passage
Avant la loi n° 99-533 du 25 juin 1999 d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire, le caractère public d'une voie nécessitait une circulation générale et continue (25). Il suffisait au riverain de démontrer que le chemin n'était emprunté que de manière occasionnelle pour contester la destination du chemin. La jurisprudence avait tout de même considéré qu'un chemin avait la qualité de chemin rural dès lors qu'il était emprunté de manière occasionnelle par des tiers pour la circulation du bétail, réaffirmant ainsi la vocation agricole des chemins ruraux (26). La nouvelle rédaction de l'article L. 161-2 du Code rural ne tient plus compte de ces critères et un usage épisodique permet de présumer l'affectation à l'usage du public (27). Le passage de piétons ou de véhicules peut constituer un critère suffisant pour constater la destination du chemin. La preuve peut être rapportée par le témoignage d'administrés qui empruntent ou ont emprunté le chemin (28). La jurisprudence exige cependant une circulation actuelle (29), c'est-à-dire, que la commune ne peut se prévaloir d'un usage ancien pour prouver l'affectation du chemin à l'usage du public. Aux termes de l'article L. 161-2, la destination du chemin peut être également prouvée par l'inscription du chemin au plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée. Toutefois, les chemins qui ne sont pas ou plus affectés à l'usage du public, ne se perdent pas par non-usage (30) ; rien n'empêche la commune de procéder à leur rénovation pour les affecter de nouveau à l'usage du public en qualité de chemins ruraux (31).
2. Surveillance et entretien du chemin
Les actes de surveillance correspondent généralement à l'exercice du pouvoir de police du maire en matière de circulation sur le chemin. Ce dernier doit aux termes des articles L. 161-5 et R. 161-11 du Code rural prendre toutes les mesures pour assurer la circulation sur les chemins ruraux (32). La consultation du registre des arrêtés municipaux relatif à la gestion, à la surveillance et à la police des voies communales et chemins ruraux ainsi que l'inscription par la commune du chemin sur le tableau récapitulatif s'avère nécessaire, la jurisprudence considérant que celle-ci fait présumer l'accomplissement d'actes de surveillance et de voirie non encore réalisés (33). Quant aux actes d'entretien, ils peuvent être assimilés à des actes de conservations qui contribuent à l'accessibilité du chemin au public. Ils ne constituent que des « critères complémentaires » (34) qui ne servent qu'à étayer la destination du chemin, d'autant plus que l'entretien des chemins ruraux ne rentre pas dans la liste des dépenses communales obligatoires énumérées par l'article L. 2321-2 du Code général des collectivités territoriales. C'est pourquoi, même en l'absence d'entretien, le chemin est toujours présumé appartenir à la commune tant que son aliénation n'a pas été réalisée dans les formes prescrites par les articles L. 161-10 et suivants du Code rural (35).
II. Les limites de la présomption de l'article L. 161-3 du code rural
La présomption édictée par l'article L. 161-3 du Code rural est une présomption simple et peut être renversée par un riverain, si ce dernier produit un titre de propriété (36), ou invoque la prescription acquisitive (37), malgré l'affection du chemin à l'usage du public. Pour ce faire, il convient de passer succinctement en revue les hypothèses auxquelles une commune peut être confrontée.
A. Face à un riverain muni d'un titre de propriété
Dans cette hypothèse la commune pourra :
1. Contester le titre de propriété
La production d'un titre ne suffit pas toujours à prouver de manière certaine la propriété d'un immeuble. En premier lieu, l'analyse de la désignation peut révéler le défaut de propriété du chemin. Il a été jugé qu'en l'absence de mention du chemin dans le paragraphe « désignation du bien vendu », une commune pouvait bénéficier de la présomption propriété de l'article L. 161-1 du Code rural (38). Soulever la nullité du titre de propriété peut être également envisageable si la propriété a été transférée par une personne a non domino et suppose une analyse de l'origine de propriété et des titres antérieurs. Mais dans cette hypothèse, l'action de la commune pourra être mise en échec si le riverain invoque la propriété apparente (39) ou réunit les conditions de la prescription acquisitive abrégée de l'article 2272 du Code civil ou encore bénéficie de la jonction des possessions des titulaires successifs (40). La remise en cause de la valeur probante du titre de propriété constitue également un exercice délicat notamment en présence d'un acte authentique. Elle nécessite une procédure judiciaire spécifique contre le notaire lui-même. Toutefois, l'acte notarié de reconnaissance d'une prescription acquisitive n'a pas valeur de titre (41), la commune pouvant alors démontrer que la possession a été viciée.
2. Invoquer la prescription acquisitive
La prescription acquisitive suppose qu'un délai de trente ans se soit écoulé depuis l'entrée en possession du chemin. Dans cette hypothèse, la preuve incombe à la commune. Il s'agira la plupart du temps d'un chemin d'exploitation accessible au public ou dont l'entretien est effectué par la commune depuis plus de trente ans. Cette solution nécessite néanmoins que la date d'entrée en possession soit antérieure au titre et incontestable, autrement dit matérialisée par un acte qui identifie le point de départ de la possession (42). La preuve d'acte de possession sur ledit chemin est également exigée par la jurisprudence. Un arrêt de la cour de cassation du 1er juin 2011 a considéré qu'une cour d'appel qui avait retenu la prescription acquisitive d'un chemin au profit d'une commune sans relever l'existence d'actes matériels de possession accomplis sur ledit chemin ne réunissait pas les conditions de l'article 2261 du Code civil (43).
B. Face à un riverain invoquant la prescription acquisitive
Relevant du domaine privé de la commune, les chemins ruraux peuvent faire l'objet d'une prescription acquisitive au profit des riverains. Dans cette hypothèse, contester la prescription acquisitive revient à démontrer que les conditions de la prescription n'ont pas été remplies par le propriétaire. Dans cette hypothèse la commune pourra :
1. Démontrer que la possession est viciée, sur le fondement de l'article 2261 du Code civil. En d'autres termes la commune doit démontrer que le riverain a cessé d'exercer sa possession en propriétaire légitime. L'article 2271 du Code civil exige que cette dépossession ait duré au moins pendant plus d'un an durant la jouissance. Ainsi, le simple classement d'un chemin en chemin rural par une commune reste un critère insuffisant en l'absence d'utilisation effective du chemin (44). Seul le succès d'une action possessoire exercée par la commune est susceptible d'interrompre la possession. La commune peut en outre sur le fondement de l'article 2261 du Code civil contester l'exercice de la possession, autrement dit les actes de possession utiles effectués par le riverain. Si la jurisprudence a considéré que la pose d'une barrière fermant le chemin à toute circulation ou des actes d'exploitation tel qu'une opération de boisement (45) ou la coupe de bois comme des actes suffisants pour invoquer la prescription acquisitive, le seul entretien par le riverain du chemin n'est pas suffisant pour prouver la possession à seul titre de propriétaire (46).
2. Démontrer que le chemin est toujours affecté à l'usage du public sur le fondement de l'article L. 161-2 du Code rural. Lorsque le propriétaire riverain recours à la prescription acquisitive, il appartient à ce dernier de rapporter la preuve d'une désaffectation du chemin (47), c'est-à-dire que le chemin n'est ni affecté à l'usage du public ni n'a fait l'objet d'aucun acte de conservation ou de surveillance de la part de la commune.
Il appartiendra à la commune de démontrer la destination du chemin ou rapporter l'exercice d'actes prévus par l'article L. 161-2 du Code rural. Ce sont, les hypothèses évoquées en première partie.
3. Démontrer que la prescription a été interrompue sur le fondement de l'article 2241 du Code civil. L'interruption a conséquence « d'effacer le délai de prescription acquis. Elle fait courir un nouveau délai de même durée que l'ancien » (48). La prescription acquisitive doit impérativement être interrompue aux termes d'une demande en justice qui, « même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. Il en est de même lorsqu'elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l'acte de saisine de la juridiction est annulé par l'effet d'un vice de procédure ». Les moyens exposés dans l'article 2241 du Code civil sont limitatifs, de sorte que l'envoi d'une lettre recommandée ne saurait interrompre la prescription acquisitive (49). La nature de l'action conditionnera également la validité de l'interruption. Si une action en revendication constitue une cause d'interruption de la prescription, la jurisprudence n'attribue pas le même effet aux actions possessoires ; l'interruption suppose que le demandeur agisse en qualité de propriétaire. Toutefois, lorsque l'action possessoire vise à faire cesser un trouble en vue de revendiquer la propriété, elle produit un effet interruptif. Enfin, l'opposabilité aux tiers de l'interruption de la prescription nécessitera une publication des actes interrompant la prescription à la conservation des hypothèques du lieu de situation de l'immeuble (50).
4. Invoquer la prescription acquisitive à son profit. Cette solution suppose que la prescription acquisitive invoquée par le riverain soit viciée et que la commune se soit comportée comme un propriétaire pendant trente ans avec la nécessité de rapporter la preuve d'actes de possession sur le chemin (51).
C. Face un riverain avec une propriété incommutable Si les conditions de la prescription sont remplies par le riverain ou qu'il possède un titre de propriété incontestable, la commune dispose d'autres moyens pour recouvrer la propriété du chemin. Elle peut engager une négociation avec le riverain pour une acquisition amiable ou encore recourir à une procédure d'expropriation, la jurisprudence considérant « que l'ouverture ou l'aménagement d'un chemin rural présente un caractère d'utilité publique » (52). Elle peut aussi délimiter le chemin dans un emplacement réservé si celui-ci est destiné à recevoir du public (53). Cette mesure ne modifie pas la propriété du chemin mais constitue une option sur l'acquisition du chemin.
Pour conclure, avant toute dépense d'investissement et d'infrastructure sur la desserte des voiries rurales, la commune a tout intérêt d'opérer à un recensement minutieux de ses chemins ruraux.