«P ar essence, dans notre activité, on gagne et on perd des contrats chaque année », rappelle Yann Rolland, directeur général adjoint des opérations de Lyonnaise des eaux. Les contrats étant généralement de dix à douze ans pour l'eau et l'assainissement, les transitions sont inhérentes à l'activité. En théorie (c'est rarement le cas en pratique), le personnel peut même y être confronté plusieurs fois au cours d'une vie professionnelle. Ces transitions impliquent des transferts recouvrant des aspects matériels (transferts d'équipements, de fluides, de stocks), une dimension d'information à la population, et des aspects humains demandant d'être à l'écoute, attentif et concerné. « La force d'une entreprise centenaire comme la nôtre a toujours été sa capacité à intégrer des équipes venant d'horizons divers. Sur les quelque 10 000 salariés de Lyonnaise des eaux en France pour l'activité eau, une bonne partie est arrivée dans le cadre de transferts, venant d'autres opérateurs privés ou de services auparavant gérés en direct par les collectivités », relève Yann Rolland.
LE DEVENIR DU PERSONNEL, SUJET SENSIBLE POUR LES ÉLUS
Les élus sont très attachés au fait que cette transition ait lieu sans « perte sociale ». « La collectivité est toujours très sensible à la question, car il s'agit d'emploi local. C'est une priorité absolue lors du choix d'un délégataire : les élus ne se prononcent de manière définitive que lorsqu'ils sont complètement rassurés sur le sort de ces personnels qui travaillent souvent pour eux depuis des années », indique Jean de Feraudy, directeur commercial région sud-est de Saur. La réglementation (article L.1224 du code du travail) prévoit le transfert automatique des contrats de travail, le maintien des clauses substantielles de ces contrats, notamment les conditions de rémunération, et de tous les droits acquis (congés, formation, etc.). Souvent, l'entité reprenant l'activité va plus loin : elle s'engage sur le non-déménagement des collaborateurs ou sur une renégociation immédiate de l'accord d'entreprise pour que les salariés n'aient pas à craindre des surprises (légalement, le délai est de quinze mois).
GESTION COMPLIQUÉE DES TEMPS PARTIELS
Si les choses sont simples sur le papier pour les salariés à temps plein (normalement transférés de plein droit), elles le sont moins pour les salariés à temps partiel. La réglementation indique que le transfert des personnels a lieu « à hauteur de leur temps affecté à l'activité reprise ». En pratique, pour un salarié en temps partagé sur plusieurs contrats, un transfert partiel serait aberrant. Le principe souvent adopté consiste à convertir l'effectif à temps partiel en équivalent temps plein (ETP), puis à le diviser par le nombre de salariés concernés pour chiffrer le nombre de transférés. Ainsi, s'il y a deux mi-temps, un seul salarié sera transféré, généralement sur la base du volontariat. La convention collective de branche donne des directives sur les éléments à prendre en compte. « À Paris, nous avons travaillé avec les distributeurs sur des accords de périmètres : nombre d'ETP affectés, définition de profils de postes, relate Claire Rousseau, secrétaire générale d'Eau de Paris. Tout le monde semblait globalement d'accord, mais, au final, l'accord n'a pas été signé. Sur 350 ETP correspondant au périmètre de l'activité reprise, la régie n'a effectivement récupéré que 228 salariés. » Le différentiel porte essentiellement sur les postes d'encadrement et sur les fonctions support.
En septembre, constatant qu'il y aurait un déficit de compétences, la régie a engagé des recrutements pour les besoins immédiats. Sur le volet relations usagers/abonnés notamment, la direction et les principaux collaborateurs sont des nouvelles recrues. Et le pilotage de l'activité technique a nécessité une réorganisation (mutualisation du management des antennes). « On se laisse l'année 2010 pour étudier le fonctionnement réel de l'organisation, voir s'il y a d'autres besoins à couvrir et rendre cohérent le fonctionnement des deux rives », précise Claire Rousseau.
Parfois, ce transfert révèle quelques surprises, comme le montre le cas d'un délégataire qui, sur un contrat emporté de haute lutte, a constaté au vu de la liste des salariés transférés qu'ils étaient nettement moins nombreux que prévu : doutant que les salariés manquants aient tous été affectés ailleurs, il soupçonne le délégataire sortant d'avoir gonflé son personnel pour alourdir les charges dans le cadre de la conquête commerciale. Ce type de manoeuvre peut exister, notamment pour des contrats anciens sur lesquels règne une certaine opacité sur les comptes. Il faut rappeler l'importance du contrôle par la collectivité de la réalité des charges imputées, et préciser qu'une telle pratique, qui doit être condamnée, ne peut pas conduire à jeter l'opprobre sur toute une profession.
CADRES SUPÉRIEURS, UN TRANSFERT À LA CARTE ?
Les cadres constituent une population particulière dans ces transferts. Certains sont en temps partagé sur plusieurs contrats, d'autres sont affectés à plein-temps et donc normalement transférés. « Les cadres, comme les autres personnels, évaluent les possibilités qui s'offrent à eux dans l'entité où ils sont et dans celle qu'ils pourraient rejoindre. Certains, en raison de leurs priorités de carrière ou d'autres motifs, demandent leur mutation avant la date du transfert d'activité, c'est leur droit le plus strict. Il se trouve qu'il y a un large espace pour satisfaire ces demandes dans une entreprise comme la nôtre, qui enregistre 200 à 300 mobilités par an. Dans le cas de Paris, tous nos cadres ont fait ce choix, mais ce n'est pas une règle générale », analyse Yann Rolland. Il cite l'exemple du contrat avec Nantes Métropole pour la gestion des stations d'épuration de Tougas et Petite-Californie : Lyonnaise des eaux a accueilli dans ses rangs le directeur d'une des stations, salarié de longue date de l'opérateur précédent. « Il y a aussi des cas de cadres d'opérateurs privés passés à des régies ou inversement », remarque Yann Rolland. Cela a été le cas d'un chef d'agence d'un opérateur privé, par exemple, lors de l'intégration de Châtellerault au Siveer (voir encadré p. 26). Ne voulant pas déménager, il a accepté son transfert et, depuis, il a pris du galon au sein du syndicat.
Un transfert est éminemment stressant pour n'importe quel salarié, qu'il s'agisse de passer sous l'égide d'une autre entreprise, de glisser du public au privé (crainte pour la pérennité de son emploi) ou l'inverse (crainte de perdre ses conditions de rémunération et avantages). En particulier, les personnels de plus de 50 ans l'acceptent souvent par manque de choix : après 25 ans de service, ils n'imaginent pas trouver du travail ailleurs, appréhendent des difficultés d'adaptation, d'être licenciés, etc. La situation peut être envenimée par la circulation de rumeurs sur l'entité repreneuse. Et il s'agit d'un bouleversement inattendu.
PÉRIODE D'INQUIÉTUDE POUR LES SALARIÉS
Sur la communauté des communes de l'Enclave des Papes, un contrat gagné par Saur, les noms des trois salariés transférés pour l'eau potable (d'autres le seront à l'entrée en vigueur des contrats d'assainissement sur chacune des trois communes) ont été fournis après que la décision a officiellement été prise, soit huit jours avant Noël pour un démarrage au 1er janvier. « Il y a une période d'incertitude entre le moment où le représentant de la collectivité a fait son choix et le vote effectif de l'assemblée délibérante. Durant cette phase, il n'est pas possible de prendre contact avec les salariés concernés. Pour eux, ces quinze jours d'incertitudes sont sans doute difficiles à vivre. Le président de la communauté de communes a convoqué les agents pour les rassurer sur les engagement pris. Par son intermédiaire, il leur a été conseillé de se rapprocher de leurs collègues du syndicat voisin Rhône-Aigues-Ouveze », relate Jean de Feraudy. Sur cet autre contrat précédemment gagné par Saur, la situation avait certes été beaucoup plus tendue au départ : manifestations devant les bureaux, demande aux élus de changer d'avis. « Mais les quinze agents transférés à l'époque sont encore tous chez Saur et font partie de nos collaborateurs les plus motivés. Ce contact, directement entre agents, a apaisé beaucoup d'inquiétudes », ajoute Alain Evesque, directeur d'exploitation région sud-est de Saur.
DES CONDITIONS À NÉGOCIER AU CAS PAR CAS
À Nantes, l'attribution à Lyonnaise des eaux de la gestion de deux stations d'épuration a entraîné le transfert de 29 salariés. Dès que la décision a été formellement prise par la collectivité et que l'opérateur sortant a donné son autorisation, Lyonnaise des eaux a négocié un accord avec les représentants des salariés, précisant les conditions d'intégration et de rémunération futures. « Il s'agissait d'un accord transitoire, et on peut souligner qu'il a eu lieu dans d'excellentes conditions de dialogue social. Après le transfert effectif du contrat, un nouvel accord a été passé. En parallèle, des discussions ont eu lieu avec chaque salarié pour évoquer sa situation personnelle et répondre à ses questions », indique Yann Rolland. À Grenoble, où le service de l'eau et de l'assainissement, auparavant délégué, a été repris dans le cadre d'une Sem en 1997 (70 salariés des délégataires transférés, dont des cadres), puis en régie municipale (Epic) en 2000 avant d'être finalement rattaché à la communauté d'agglomération, le montage permettant le maintien des rémunérations a été un peu complexe. « Cela passait par la création d'une indemnité différentielle. Des simulations d'évolution de carrière et de rémunération des postes chez les délégataires avaient été réalisées : en dessous de la courbe, les intégrés percevaient l'indemnité différentielle aussi longtemps que leur avancement ne leur permettait pas de rattraper la différence. Personne n'a perdu un centime. Depuis, les origines se sont progressivement effacées. Le seul vrai changement culturel a été lié à la procédure qualité (engagée en même temps que le passage de la SEM à la régie) : cela a été vécu, par tout le monde, comme une ère nouvelle », détaille Jacques Tcheng, directeur de la régie. Enfin, dans le cas de Montauban, les élus ont pris la décision de passer d'une régie directe à une régie intéressée : l'attribution du contrat faisant l'objet d'un recours, le transfert est suspendu (lire Hydroplus n°194, p.10). Les agents s'étaient vus proposer trois possibilités : le détachement, en gardant leur statut et avec possibilité de réintégration pendant toute la durée du contrat ; le passage en CDI chez le délégataire ; ou choisir parmi trois postes, équivalents en termes de grade et de qualifications, que la collectivité s'engageait à leur proposer au sein de la municipalité ou de la communauté d'agglomération. « Même si la totalité des 60 agents avaient choisi de rester, ils auraient pu être réaffectés sur des postes intéressants au sein de ces deux structures, dont l'effectif total est de 1 500 personnes avec une importante rotation de postes, explique Marie-Claude Berly, adjointe au maire de Montauban en charge de l'assainissement. Nous avions consacré du temps à leur expliquer les raisons de nos choix et qu'il ne s'agissait absolument pas d'une remise en cause de la qualité du travail de la régie. Nous leur devions le meilleur accompagnement possible. Et, avant la contestation, le délégataire les avait rencontrés pour les rassurer et pointer les préférences de chacun. »
ACCOMPAGNEMENT AU TRANSFERT
Dès qu'il lui a été possible d'avoir des relations directes avec les collaborateurs concernés, Eau de Paris a de son côté organisé une tournée des sites, avec des échanges sur le métier, puis des sessions de formation pour les collaborateurs des trois entités. Un événement d'accueil a eu lieu sur tous les sites le matin du 4 janvier, avec remise d'un livret d'accueil. Depuis lors, beaucoup de réunions techniques ont eu lieu pour les familiariser avec la façon dont la régie fonctionne : avant la remise des bulletins de salaire, par exemple, pour expliquer le nouveau format et répondre aux questions. Pour l'anecdote, le premier jour, sur les sites, les nouveaux intégrés ont demandé à ce que la nouvelle identité visuelle soit appliquée partout : certains véhicules n'étaient pas encore marqués par le nouveau logo, par exemple. « Tous ces personnels partagent ensemble une vraie mobilisation au profit du service public et une même vision de leur métier. Cet attachement culturel très fort à la "famille de l'eau", quelle que soit leur provenance, est un levier naturel pour fédérer les équipes », souligne Claire Rousseau.
L'INTÉGRATION, AU FIL DE L'EAU
L'intégration dans le temps est aussi stratégique que la passation en elle-même. Sur les deux contrats précités gagnés par Saur dans le Vaucluse, « les salariés se sont fait un point d'honneur d'entrer dans notre mode de fonctionnement (certification qualité-sécurité). Ils y ont été accompagnés par le passage d'habilitations, de stages et formations. J'ai insisté auprès des équipes maison sur le respect à manifester à ces nouveaux collaborateurs : toute remarque sur leur ancien employeur ou leurs méthodes de travail serait déplacée », prévient Alain Evesque. Les agents de maîtrise ont été impliqués dans la mise en place de l'organisation nouvelle. Et l'encadrement a été confié à un chef de secteur expérimenté, très bon manageur, attentif à fédérer son équipe.
Pour le Siveer, l'échange a également été source d'enrichissement sur le métier. « Les agents transférés ont apporté leur logique d'efficacité et des méthodes de travail. Ils ont une forte culture professionnelle. Les anciens du Siveer les ont aidés pour certaines évolutions délicates, comme les formations sur notre logiciel clients. Et ils leur apportent une autre vision du métier, la solidarité territoriale étant un élément particulièrement important au Siveer », résume Marcus Agbekodo, directeur général des services du Siveer. À Paris, la régie ne modifiera pas profondément les organisations ni les méthodes préexistantes pendant douze à dix-huit mois. Sur les deux rives, les éléments de méthodes sont en effet très différents. « Les équipes qui pilotent les deux zones évaluent, au fur et à mesure, les éléments à retenir de part et d'autre, afin de préparer la mise en place d'un futur système unique. Cette étape doit faire l'objet d'un véritable échange », indique Claire Rousseau. Le changement a été plus marqué pour les fonctions support et relation clientèle, qui ont intégré le siège d'Eau de Paris. « Sur le plan du management, il faut à la fois faire un effort majeur vis-à-vis des collaborateurs que nous intégrons, et ne pas négliger les équipes de l'ancienne SEM, dont l'environnement change aussi et qui ont à adopter de nouveaux outils », conclut Claire Rousseau.