1 AMÉLIORER LA CONNAISSANCE
Première étape incontournable d'une approche patrimoniale : connaître les caractéristiques structurelles du réseau d'eaux usées et rendre exploitables les données sur l'état de ce patrimoine.
« Les ouvrages d'assainissement sont les ouvrages de génie civil les plus négligés qui soient : on ne traite le plus souvent que leurs dysfonctionnements extrêmes », constate Jean-Michel Bergue, animateur du groupe de travail de l'Astee sur la réhabilitation des réseaux d'assainissement et père fondateur du programme Rérau1. Le constat est sévère, mais juste. L'approche curative, qui a longtemps prévalu, n'a pas permis de prévenir le vieillissement de ce patrimoine. À partir de 2000, grâce à Rérau, ainsi qu'à l'initiative de collectivités pionnières comme la communauté urbaine de Bordeaux, des méthodologies organisées de gestion patrimoniale ont émergé. Le principe : établir un diagnostic multicritère afin de hiérarchiser les priorités de renouvellement. « L'objectif est de supprimer les situations à risques, avant qu'il ne soit trop tard », traduit Amandine Haezebrouck, ingénieur au centre technique assainissement réseaux de Lyonnaise des eaux.
Pour cela, il faut non seulement pouvoir s'appuyer sur un inventaire du patrimoine, mais il faut aussi que les données topographiques et attributaires (matériau, âge, longueur, diamètre, etc.), ainsi que les informations sur l'historique d'exploitation (casses, curages...) et sur l'environnement (trafic sur la voirie, nature du terrain, gravité des impacts en cas de casse, etc.), soient centralisées et immédiatement exploitables grâce à des outils informatiques. Il en est ainsi, par exemple, du système Tigre, qui fournit une représentation précise et mise à jour de l'état de santé et du fonctionnement des 2 427 km de réseau d'assainissement parisien, et de son petit frère Tigron, qui dresse un inventaire des zones à risques à partir de relevés géologiques et de l'impact du milieu.
Le modèle de SIG a peu d'importance, le principal étant que l'outil soit ouvert, communiquant, évolutif et bien raisonné en termes d'utilisation. Ainsi, il doit pouvoir produire des rapports sur les points noirs du réseau grâce aux données sur la fréquence des interventions, être capable d'intégrer facilement les informations issues des inspections vidéos et proposer toute une gamme de nouvelles fonctionnalités « métiers » sur les aspects exploitation et gestion patrimoniale. Ce n'est plus seulement une base de données, c'est une plateforme de capitalisation, qui va alimenter des modèles ou des outils d'aide à la décision.
Sa qualité résulte avant tout de la quantité et de la précision des données. Or, en matière de réseaux d'assainissement, l'information est une denrée rare. En particulier celle sur l'âge des canalisations : ainsi, sur les quelque 50 000 km de réseaux d'eaux usées que gère Lyonnaise des eaux, seulement 5 % du linéaire ont pu être datés avec précision. Et quand les archives ont été conservées, elles prennent la poussière et se dégradent sur des étagères. Autant de données inutilisables en l'état et qu'il va falloir compiler, trier et insérer dans le SIG. C'est un travail titanesque et ingrat, mais absolument stratégique. « Ce qui est compliqué, c'est de travailler sur la base d'informations qui ne sont pas de même nature, de même niveau et de même qualité », note Michel Blanche, directeur de l'assainissement à Nantes Métropole. Une fois réalisé cet effort de constitution de bibliothèques, les potentialités sont quasiment illimitées. À condition, bien sûr, que les données soient régulièrement enrichies et mises à jour : il va s'agir de faire vivre l'outil au quotidien et dans la durée.
2 MAÎTRISER LES OUTILS D'INVESTIGATION
L'inspection vidéo est un outil essentiel pour la gestion patrimoniale. Elle doit être mieux ciblée et répondre à des caractéristiques précises pour être correctement exploitée.
Les matériels et les méthodes d'inspection des réseaux d'eau se sont beaucoup sophistiqués. Pour les réseaux visitables, on assiste à une diversification des technologies d'auscultation (géoradar, infrarouge, vérinage interne, etc.) et à l'apparition d'outils venant en appui aux inspections visuelles, comme les terminaux de saisie portables, qui permettent de renseigner en direct le SIG sur l'état structurel du réseau, de relever avec précision la localisation, les caractéristiques, l'évolution de chaque défaut, etc. Dans les réseaux non visitables, ce sont les inspections vidéos (ITV) qui servent à apprécier l'état structurel. Là encore, les matériels ont évolué : caméras plus compactes et porteuses de technologies de mesure plus précises, début des caméras numériques et des logiciels d'analyse d'images. Mais, surtout, l'inspection vidéo est en train de connaître deux révolutions majeures : l'apparition de logiques de classification des tronçons à inspecter, et les conséquences de la norme EN 13508-2. Avec une moyenne de 1 ou 2 % du linéaire par an, les inspections sont insuffisantes (la recommandation porte sur 10 %). Face à ce constat, un principe de bon sens s'impose : quand on a peu de moyens, il faut les investir avec discernement.
Des méthodes de hiérarchisation des priorités d'inspection se substituent donc progressivement à un choix empirique ou opportuniste (en fonction des programmes de travaux de voirie) des tronçons à inspecter. Elles nécessitent de croiser les paramètres du réseau et les circonstances pouvant influencer sa dégradation : matériau, âge... mais aussi des données issues de l'exploitation, de l'historique des interventions, de l'autosurveillance des réseaux. L'intrusion d'eaux claires parasites peut, par exemple, faire suspecter des fissures. Seule une analyse multicritère permet d'établir des programmes d'inspections tenant la route. « La difficulté de la démarche est qu'elle génère toujours une frustration relative au manque de disponibilité de nombreuses données. Mais il faut apprendre à être pragmatique et à se contenter des informations que l'on a », conseille Damien Lehembre, chargé de la gestion patrimoniale à la direction exploitation de Saur.
Dans la méthode Diagrap, élaborée par Lyonnaise des eaux, un étrange outil est utilisé pour consolider les notations théoriques issues de la compilation des différentes données disponibles sur le réseau. Il s'agit d'un « vidéopériscope » d'une portée jusqu'à 30 mètres, qui permet de faire un diagnostic rapide à partir des regards. Intérêt : pas de curage, et un coût en moyenne dix fois inférieur à une ITV. « Diagrap ne remplace pas l'inspection télévisée. Il permet simplement d'associer un niveau de risque à chaque collecteur et de prévoir un plan pluriannuel ciblé d'inspections télévisées », précise Amandine Haezebrouck, ingénieur au centre technique assainissement réseaux de Lyonnaise des eaux.
Une fois les inspections vidéo faites, reste à les exploiter correctement. D'abord, il s'agit de profiter de la description de l'ouvrage pour confirmer ou corriger les données contenues dans le SIG (nombre de branchements, cohérence au niveau des matériaux, formes, longueur des tronçons...). Ensuite, il va falloir en extraire la substantifique moelle : le relevé des défauts des ouvrages. Pour cela, il faut que les ITV répondent à la norme EN 13508-2. Avec cette nomenclature unifiée au niveau européen, chaque défaut affectant la conduite est caractérisé par un code et différents champs qui le décrivent. En théorie, cet encodage permet à tous de partager un même langage, des formats communs, et, ainsi, d'automatiser le traitement des données pour faire tourner des outils d'aide à la décision. « Mais, en pratique, l'adoption de la norme n'est pas encore généralisée, aussi bien du côté des maîtres d'ouvrage que des opérateurs. Et, quand elle l'est, les difficultés d'exploitation des ITV demeurent nombreuses », souligne Damien Lehembre.
Pour pallier ces difficultés, Veolia Eau a mis au point un applicatif bien utile : il lit les fichiers encodés, reconnaît la version de la norme et corrige, autant que faire se peut, les fichiers mal encodés. Il sait, par exemple, transformer un fichier pdf en fichier texte, utiliser des tables de correspondances qui remplacent automatiquement des informations. Il peut ainsi gérer toute une série d'erreurs liées aux fichiers, avant de les injecter dans le système qui va mouliner les informations. « On a développé d'excellentes solutions pour éviter d'avoir à aller rechercher des informations ou des éléments manquants dans le rapport papier. Pour autant, l'informatique ne peut pas tout faire. Pour optimiser l'utilisation des ITV, la meilleure voie reste la sensibilisation, la formation, la bonne prescription, en amont », préconise Stéphane Denhez, expert à la direction technique de Veolia Eau. Les caractéristiques d'une ITV exploitable ne se limitent pas à un encodage à la norme. « On peut rencontrer des anomalies ou une information incomplète dans le fichier texte encodé, du fait des logiciels utilisés par les opérateurs : par exemple, le type de matériau manque alors qu'il apparaît dans le rapport papier. Il est fréquent également que les regards aient un identifiant incompatible avec le SIG : regard 1, regard 2... Autant de défauts qui peuvent entraîner un long travail de recoupement », détaille Stéphane Denhez.
Il est fondamental que les maîtres d'ouvrage, en amont, fixent un cahier des charges précis pour la réalisation des ITV et s'assurent, a posteriori, que l'encodage, le niveau d'information et les formats conviennent, afin de corriger le tir si nécessaire avant le lancement de l'inspection suivante. Par ailleurs, une inspection bâclée étant une inspection inutilisable, il va falloir que les maîtres d'ouvrage acceptent de rémunérer correctement un haut niveau d'exigence qualitative. Les ITV, qui coûtent, en moyenne, entre 4 et 7 euros le mètre linéaire, sont en effet considérées comme chères. « De ce fait, certains maîtres d'ouvrage se laissent séduire par des propositions d'opérateurs peu scrupuleux, qui pratiquent des prix anormalement bas, met en garde Bernard Nucci, président du Syncra. Objectivement, une inspection vidéo de qualité pour le diagnostic d'un réseau ancien ne peut raisonnablement pas aller au-delà de 400 à 500 mètres linéaires par jour. Or on voit des inspections qui portent sur 700 à 800 mètres par jour. Je défie quiconque de suivre une image et de détecter les défauts avec suffisamment de fiabilité à un tel rythme. »
3 RATIONALISER LE DIAGNOSTIC
De nombreux outils multicritères et multi-indicateurs, applications et modèles permettent d'aller plus loin dans la démarche de gestion patrimoniale.
Le programme Rérau a incontestablement fait changer d'ère en matière de gestion patrimoniale, en posant les principes de démarches multicritères et multi-indicateurs. Son petit frère, le programme Indigau, qui vient d'arriver à son terme, est allé plus loin en déclinant les principes en outils opérationnels. « Après dix ans de Rérau et d'Indigau, on peut dire que l'on a bien avancé, même si on ne prétend pas avoir réglé tous les problèmes, en particulier du fait du manque de données », reconnaît Pascal Le Gauffre, maître de conférences à l'Insa de Lyon et coordinateur du projet Indigau. Toutes ces démarches gourmandes en données mettent en avant la nécessité de mieux conserver les trésors des archives.
Compte tenu des progrès encore à venir, les vieux rapports d'inspections vidéos (ITV), par exemple, pourront se révéler précieux pour juger de l'évolution des canalisations dans le temps.
En tenant compte des résultats du programme Rérau, puis plus récemment Indigau, exploitants et bureaux d'études ont conçu des méthodologies internes et des outils d'aide à la décision spécifiques. Veolia Eau a ainsi développé Octave (pour optimisation de la collecte et du transfert en assainissement), qui croise les informations piochées dans le SIG (données patrimoniales, historiques d'intervention, données encodées issues des inspections vidéos), pour attribuer des notes aux tronçons. En comparant ensuite ces notes avec les données de sensibilité et de gravité des impacts des dysfonctionnements, il conduit à l'établissement d'un programme de renouvellement. De son côté, Saur fait appel à des bureaux d'études comme G2C qui utilise la méthodologie Indigau, ou IRH Environnement, qui a développé le progiciel Phare assainissement. Ce dernier a été mis en oeuvre, en 2010, sur la commune de Rostrenen, dans les Côtes-d'Armor (22). « Sur un linéaire de réseau de 37 km, on ne disposait d'ITV que sur 3 km, détaille Damien Lehembre, chargé de la gestion patrimoniale à la direction exploitation de Saur. L'enjeu principal résidait dans la réduction des intrusions d'eaux claires parasites : on s'est concentré là dessus, et le travail d'IRH a permis d'aboutir à un plan de préconisation de travaux sur cinq ans, portant sur 2,6 km. »
L'exemple montre bien que l'approche est à la portée de toutes les collectivités : chacune pouvant, en fonction de ces préoccupations et des difficultés qu'elle rencontre, mettre l'accent sur les seuls indicateurs qui lui paraissent stratégiques. « En eau potable, il y a un lien assez direct entre l'intégrité du réseau et sa performance. En revanche, en assainissement, la performance est la résultante d'une combinaison de facteurs structurels et fonctionnels, et le poids du fonctionnel est important, souligne Vincent Parez, expert assainissement à la direction technique de Veolia Eau. De ce fait, en plus de connaître l'état structurel du réseau, on a besoin d'aller chercher des informations sur le fonctionnement hydraulique (données métrologiques issues de l'autosurveillance, données de modélisation...) pour comprendre les phénomènes et éclairer les choix. » En effet, l'état structurel des réseaux d'assainissement dépend beaucoup de leurs conditions d'utilisation, de l'effluent, du charriage, de la fréquence des mises en charge, de la pente, etc. Deux canalisations posées la même année dans le même matériau, ne vieilliront pas de la même manière, sans parler des conditions de pose, déterminantes.
La difficulté est de tirer parti d'une masse de données sur le fonctionnement hydraulique, qu'il faut trier, décrypter et rendre utilisables. Pour embrasser les énormes quantités de données brutes que fournissent les points de mesure, Veolia Eau a développé GesCIRA (gestion centralisée de l'information en réseau d'assainissement), un outil d'interprétation qui les transforme en indicateurs agrégés, capables ensuite d'aller nourrir l'outil Octave.
On peut aussi souligner que l'instrumentation a aussi une importance capitale pour juger de l'efficacité des travaux de réhabilitation des réseaux : dès lors que les problèmes corrigés ont une traduction hydraulique (présence d'eaux claires parasites, notamment), on peut très exactement en mesurer les résultats. « Avec de tels outils, on parviendra un jour à une photographie fidèle de l'état de santé du réseau, grâce à laquelle on pourra prendre les décisions adéquates sur le court terme. Par contre, cela ne suffira pas à définir des besoins en investissement à long terme », rappelle Pascal Le Gauffre. Pour cela, il faudra disposer d'outils perfectionnés de modélisation du vieillissement des réseaux : un domaine qui en est à ses balbutiements. Dans le cadre du programme européen Care-S, le Cemagref de Bordeaux a produit un outil statistique appelé Gompitz, sur lequel Lyonnaise des eaux s'est appuyée pour concevoir un outil baptisé Prévoir. Comme son nom l'indique, il vise à déterminer l'évolution de l'état d'une canalisation en fonction des conditions d'exploitation et des facteurs de détérioration interne et externe de l'ouvrage. Cependant, le modèle de vieillissement, qui permettra véritablement de prévoir l'évolution de l'état de santé de tronçons et de déterminer leur espérance de vie résiduelle, n'est pas encore au point. L'absence de modèle n'incite pas les exploitants à fournir des données et, sans données, on ne peut pas constituer de modèle !
Une approche patrimoniale structurée et intégrée conduit logiquement au développement d'outils d'aide à la décision sur le choix des travaux à mener sur les tronçons identifiés comme prioritaires. Faut-il par exemple opter pour un renouvellement pur et simple, ou peut-on se contenter d'une des nombreuses techniques de réhabilitation par éclatement, chemisage ou autre tubage ? Veolia Eau développe, en liaison avec d'autres entités du groupe Veolia, une application informatique liée à l'outil Octave qui répondra précisément à ce besoin. « En fonction des défauts et des désordres constatés, l'outil préconisera le type de travaux le plus adapté, en tenant compte à la fois de l'aspect technique et du coût financier de l'opération », explique Vincent Parez, qui précise que ce module pourrait être opérationnel à la fin de l'année ou au plus tard mi-2012. Avec d'intéressantes fonctionnalités, par exemple par croisement avec des données contextuelles du SIG, la possibilité de déterminer s'il vaut mieux préconiser des travaux avec ou sans tranchées. Et, à terme, l'interface avec des modèles de vieillissement permettra, peut-être, de déterminer dans quelle mesure des travaux ponctuels de réhabilitation pourraient prolonger la durée de vie de la canalisation : on pourra alors arbitrer entre les différentes solutions de travaux.