Bilan carbone (Ademe), analyse de cycle de vie (ISO), empreinte écologique (WWF), écocomparateur (SNCF), alter-écomètre (Alter Eco), étiquette énergie (électroménager, logement, voiture), écoprofil (produits du bâtiment), déclaration environnementale de produit (Jean's)... Volontairement ou sous la contrainte, les marques ou les secteurs d'activité n'ont pas attendu le Grenelle de l'environnement pour afficher sur leurs produits ou leurs services, parfois à la limite du greenwashing, leurs performances en termes d'émissions de gaz à effet de serre. Ni d'autres pour vendre des méthodes pour le faire. Toutefois, côté grande consommation, le Grenelle a marqué le sujet d'une pierre blanche. « C'est une mesure sur laquelle on ne lâchera pas. D'ici deux à trois ans, plus de 90 000 références devront être étiquetées », disait alors Jean-Louis Borloo, le ministre de l'Écologie. Il y eut ensuite la signature, le 29 janvier 2008, d'une convention avec la grande distribution pour mettre en place cet engagement, d'abord sur 300 produits, en attendant une généralisation obligatoire au 1er janvier 2011. La chaîne de supermarchés britanniques Tesco était partie en éclaireur dès 2006, mais le mouvement est lancé : le CO2, présenté au grand public jusqu'alors sous le seul angle de la compensation, débarque sur l'étiquette du paquet de lessive, de riz ou le sachet de bananes, sous forme de valeur chiffrée additionnant les grammes émis depuis la fabrication des matières premières jusqu'à l'acheminement du produit fini.
Certaines enseignes ayant bien apprivoisé les ACV avaient pris les devants, comme Nature et Découvertes, qui tient une comptabilité carbone sans toutefois pratiquer l'étiquetage. Castorama ou Lafuma comptaient aussi parmi les pionniers. Jusqu'à ce que la grande distribution généraliste y mette son nez. Leclerc a tiré le premier, en affichant l'indice CO2 du produit en rayon et celui du contenu du chariot sur le ticket de caisse. « Notre objectif est de faire une pédagogie de la consommation », martèle Caroline Alazard, directrice de Greenext, la jeune pousse ayant accompagné Leclerc dans la construction et le déploiement de cette étiquette sur 20 000 produits dans deux magasins du Nord. Sa méthodologie : la « pyramide inversée » : l'indice du produit est calculé à partir de données génériques connues, couvrant 600 familles de produits alimentaires, puis affiné étape par étape du plus grossier (type de conditionnement) au plus fin (type de rayon en magasin, de conservation chez le consommateur). « Cette méthode nous a obligés à nous pencher sur nos propres impacts », commente Thomas Pocher, directeur des deux magasins (lire l'interview ci-contre). Juste après est arrivé Casino, coaché par Bio Intelligence Service... sous le haut patronage de Jean-Louis Borloo. L'enseigne a en effet présenté son étiquette dans les salons dorés du ministère de l'Écologie, avec l'effet médiatique qui devait s'ensuivre. L'étiquette CO2 de Casino se différencie toutefois de celle de Leclerc en étant moins exhaustive (8 produits au début, 100 à la fin de l'année, 3 000 à terme), plus générique (même indice pour deux marques différentes d'un même produit et pour ce produit acheté à Lille ou à Marseille). Elle est en revanche plus académique (chaque indice découle d'une ACV normalisée), multicritères (y est greffé un indicateur de recyclabilité de l'emballage) et contextualisée (l'indice calculé pour 100 grammes de produit est positionné sur une échelle graduée allant du vert clair au vert foncé).
Ce qui devait arriver arriva : la guéguerre entre les deux éclata. Leclerc reproche à Casino de zapper les dernières étapes du cycle de vie, de manipuler l'usine à gaz qu'est une ACV « à deux chiffres après la virgule » alors qu'à périmètre identique, sa méthode donne des résultats « proches », et de noyer l'indice CO2 dans la myriade de mentions apposées sur l'emballage « alors que toutes les études montrent que celles-ci ne sont pas lues ». Emballage que, du reste, il faudrait changer à chaque actualisation des données. À l'inverse, Casino claironne que seule son approche est normalisée au sens de l'Iso 14040, et que l'extension sous mobile tag, un système affichant toutes les données « carboniques » du produit sur le téléphone portable du client quand il le promène devant, en fait un outil dynamique. « On ne peut pas faire l'économie de la complexité », plaide Éric Labouze, directeur général du cabinet Bio Intelligence Service, qui trouve la méthodologie de Leclerc trop légère (lire ci-dessous). L'Ademe semble avoir choisi son camp : début juillet, Chantal Jouanno, sa présidente, déclarait au Monde que ce sera plutôt Casino. Quoi qu'il en soit, c'est pour Jean-Louis Borloo « une étape vers le juste prix du produit [et un] signal puissant à son concepteur ». Casino en veut pour preuve « ce paquet de lardons de saumon passé de 940 à 880 g de CO2 aux 100 grammes en optimisant l'emballage et le transport », annonce déjà Alain Bizeul, directeur de la marque Casino. Le système des étiquettes énergie est ici un modèle : à tous vouloir être classés A, les fabricants ont disputé une course vertueuse au point qu'il a fallu inventer les classes A+ et A++ !
La Fédération du commerce et de la distribution, qui a jusqu'à présent laissé faire les enseignes, devrait reprendre le sujet à son compte et annoncer des choses dans quatre domaines : l'alimentaire, le secteur droguerie-hygiène-parfumerie, le textile et le bazar. « Ce qui est révolutionnaire, c'est que jusque-là, les approches en bilan CO2 étaient plutôt des approches site (une usine, un bâtiment) ; là, il s'agit d'approches produit », analyse Philippe Osset, chez Ecobilan. « Jusqu'à récemment, on était différenciant juste en commettant un rapport de développement durable ; aujourd'hui, c'est en offrant de nouveaux produits et services allégés en carbone, l'étiquette faisant foi », ajoute Benjamin Énault, du cabinet Utopies, qui a mis au point l'étiquette Bénéfices Futur de la Caisse d'épargne (notation des produits financiers suivant trois critères : sécurité de placement, responsabilité sociale, climat). « L'affichage du CO2 sur le produit va rendre concrètes des choses qui pour l'instant sont du registre émotionnel », complète Philippe Osset.
Mais attention à l'émotionnel. En effet, à trop communiquer sur le bilan CO2, le produit peut devenir anxiogène et culpabiliser l'acheteur potentiel. C'est ce qui a poussé Nature et Découvertes à ne pas l'afficher. « La direction craint que les clients ne soient pas prêts, explique Emmanuelle Paillat, la « comptable carbone » de l'enseigne. Je trouve l'idée intéressante, mais les clients percuteront-ils ? Pour avoir été bénévole chez Max Havelaar, je pense que ce n'est pas gagné. Sans oublier qu'il y a, plus qu'on ne le croit, encore beaucoup de climatosceptiques. » Sans oublier, non plus, qu'une étiquette CO2 surfe sur un mode de communication qui a déjà essuyé plusieurs revers. Chantal Jouanno en rappelle trois : « Il a toujours existé une grande suspicion à l'égard des allégations environnementales ; à peine 20 % des Français connaissent les écolabels ; beaucoup croient qu'être écoconsommateur, c'est consommer moins ». Dans l'étude qu'a menée la SNCF avant de lancer son écocomparateur, le respect de l'environnement ressortait avant-dernier dans la liste des critères cités comme intervenant le plus dans le choix d'un moyen de transport !
Au-delà du ressenti du client, un autre défi se pose : les producteurs se plieront-ils au reporting rigoureux et exhaustif que l'exercice demande ? « Quand j'ai demandé à mon fournisseur de cédéroms son bilan carbone, il m'a regardé avec de grands yeux », raconte Emmanuelle Paillat. On peut aussi supposer que des fournisseurs mal notés, comme la filière du verre, qu'on dit furieuse actuellement, n'aient pas forcément envie de coopérer de bon coeur. En cela, la plate-forme évolutive que propose Greenext avec Leclerc est intéressante : chaque nouvelle donnée parcellaire recueillie sur une étape du cycle de vie enrichit la base et affine l'étiquette sans qu'il faille refaire toute une ACV. « L'objectif n'est pas de donner un indice CO2 du produit au gramme près ; la preuve, chez Leclerc, un yaourt nature ou un yaourt à la vanille aura le même et quelques décimales d'une marque à l'autre ne changent pas grand-chose. Il est résolument choisi de sensibiliser sur le ticket de caisse. On travaille même à des listes d'écocourses, sachant que 30 % des achats font 80 % des émissions », martèle Caroline Alazard. Enfin, saura-t-on surmonter les conflits d'indicateurs ? Thomas Pocher cite ces produits bio, mais très émetteurs de CO2 car emballés dans du verre : faut-il choisir le climat au détriment de la nature ou la nature au détriment du climat ? Et ces fraises qu'évoque Philippe Osset : la consommation d'eau ou l'émission de CO2 ? « Pour éviter les transferts de pollution, l'étiquetage devra être multicritères. L'idéal est d'en avoir trois ou quatre dominants », suggère le consultant d'Ecobilan. « La politique européenne se concentre sur l'effet de serre, à travers des indicateurs énergie, et oublie trop l'approche systémique », regrettait la consultante Patricia Ravet dans notre dernier hors-série développement durable.
Être multicritères, c'est une des « bonnes pratiques » recommandées par le groupe de travail que l'Ademe et l'Afnor ont mis en place pour harmoniser les méthodes d'étiquetage. Parmi les autres recommandations émises : les informations doivent concerner le couple produit-emballage, l'affichage doit être quantitatif, la transparence absolue sur les chiffres, la méthode se baser sur des données publiques ou validées scientifiquement. Et, enfin, l'objectif de permettre au consommateur de choisir. Mais le fera-t-il ? Pour les Amis de la Terre, qui ont participé avec Utopies à la mise au point de l'étiquette de la Caisse d'épargne, c'est toute la question : « L'enjeu est désormais d'inciter les consommateurs à utiliser cette méthodologie », donc, en plus « de former les collaborateurs bancaires à l'intégrer dans leurs pratiques et de la généraliser à l'ensemble du monde bancaire ». Pour être bien différenciante, l'étiquette devra être claire et lisible ; or une grille multicritères risque de polluer cette clarté. « Souvenez-vous du tollé à l'apparition des informations nutritionnelles sur les produits, réfute Éric Mugnier, spécialiste du sujet chez Ernst et Young. Les industriels étaient contre, car ils n'avaient pas l'information et arguaient que les recettes étaient différentes d'un pays à l'autre. En fin de compte, on a trouvé un système très efficace de curseurs avec "compteurs" de sel, lipides, protides et glucides, et on s'en est sorti. On peut même imaginer pour le CO2, un système de dose journalière d'émission recommandée. » À quand un marché des quotas de CO2 individuels, avec bourse d'échange sur Internet ?