Une véritable passion française ! L'expérimentation menée depuis mars dernier par ERDF, le gestionnaire du réseau public de distribution d'électricité, de déploiement de 300 000 compteurs électriques dits intelligents chez les particuliers - le projet Linky - essuie un torrent de critiques. Tout y passe : le coût du remplacement des 35 millions de compteurs qui a varié du simple au double, de 4 à 8 milliards d'euros ; l'(in)efficacité technique et énergétique supposée des équipements, l'impact sur la concurrence (ERDF et EDF sont accusés de ligoter leurs concurrents et de vouloir tondre leurs clients). Jusqu'aux menaces que le compteur communiquant ferait peser sur les libertés publiques, pointées par la Cnil.
Pourtant, les intentions sont a priori louables. L'Europe, désireuse de promouvoir les réseaux intelligents (smart grids) a, en effet, demandé aux États membres de présenter d'ici à 2012 un calendrier d'installation de ces fameux compteurs, brique technologique indispensable au bon fonctionnement des réseaux électriques de nouvelle génération. Les changements dans les modes de consommation, l'insertion des énergies renouvelables, la nécessité de mieux anticiper et d'effacer les pics de consommation fortement carbonés exigent un pilotage plus fin de la production, du stockage et de l'utilisation de l'électricité. Comme l'a d'ailleurs montré le rapport des députés Poignant et Sido, issu d'un groupe de travail sur la maîtrise de la pointe électrique.
ERDF s'est donc emparé du sujet. Un consortium industriel emmené par la société de services informatiques Atos a été choisi, une expérimentation lancée en Touraine en milieu rural et à Lyon en milieu urbain. Afin d'encadrer le tout, un décret relatif aux « dispositifs de comptage sur les réseaux publics d'électricité » était publié le 2 septembre. Il clôture au 31 décembre prochain la fin de la phase d'expérimentation. « Sans prendre en compte la période d'hiver où les comportements énergétiques sont les plus marqués », ironise Jean-Marc Proust, porte-parole de la Fédération nationale des collectivités concédantes et des régies ( FNCCR), des collectivités qui restent juridiquement propriétaires des compteurs et qui affrontent, par élus interposés, les légitimes interrogations des citoyens-consommateurs. Le décret a donné l'impression, vraie ou fausse, que le gouvernement voulait « passer en force », poursuit Jean-Marc Proust.
La FNCCR juge inacceptable qu'ERDF n'ait pas mieux cadré l'impact financier, une critique reprise par l'association de consommateurs UFC-Que Choisir. Elle prévient que le coût du compteur, variant selon les hypothèses entre 120 et 240 euros par machine « sera quasi exclusivement supporté par le consommateur, sans contrepartie tangible ». Le gouvernement n'a pas tardé à réagir. Dans une « mise au point » embarrassée publiée le 15 septembre dernier, le ministère de l'Écologie indique que le décret strictement « organisationnel » ne décide pas de la généralisation du remplacement des compteurs et repousse la fin de la période d'expérimentation au 31 mars 2011. « Surtout, le rapport d'expérimentation devra être approuvé par la Commission de régulation de l'énergie ( CRE) et l'Ademe avant un calendrier de déploiement », nous indique un proche collaborateur de Jean-Louis Borloo. Et les coûts, qui ne représentent « qu'une faible part des investissements engagés sur le réseau de distribution, ne devront pas être supérieurs aux gains escomptés pour le consommateur final ».
Mais c'est sans doute ce dernier point qui constitue la principale zone d'incertitude. Si ces équipements permettent d'affranchir le gestionnaire des opérations physiques de relevé (effectuées par 6 000 à 7 000 agents d'ERDF qui devront être reclassés), on ne distingue pas clairement comment ces compteurs intelligents pourront permettre aux clients de mieux maîtriser leur facture et aux producteurs d'équilibrer la production. Quelle sera la fréquence d'édition des courbes de consommation ? Aujourd'hui, cette dernière n'est facturée en « réel » que deux fois par an... Quelles informations seront transmises aux fournisseurs d'électricité, concurrents y compris ? Quelle sera la nature des propositions d'effacement prévues au titre de la loi sur la nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite Nome ? À la FNCCR, on relève surtout que, hormis certains consommateurs très concernés, « peu se rendront dans leur placard ou dans le garage pour accéder aux données en temps réel. Il faudra installer des terminaux sur lesquels seront déportées les informations, ce qui va encore renchérir le coût ».
Chez ERDF, on défend Linky avec la foi du charbonnier. Selon François Blanc, directeur du projet, « les premières estimations du coût réel du poste installation - qui représente 50 % du coût global - nous laissent à penser que la facture finale sera bien de l'ordre de 4 milliards d'euros. Par ailleurs, le taux de satisfaction chez le client s'élève à 93 % ». Pour autant, on ne comprend pas ce que recouvre ce chiffre, du fait, reconnaît François Blanc lui-même, que seules les opérations basiques ont été activées (lire encadré) et, ce, sur une faible proportion des compteurs installés. Qu'importe, compte tenu de la baisse des coûts de maintenance, grâce à l'historisation de la consommation réelle qui pourrait être consultable via Internet sur une base bimensuelle, « l'économie sur la facture finale du client pourrait être de 5 à 15 % », juge-t-il au doigt mouillé. « Il ne faut pas céder au fantasme du consommateur éclairé pilotant sa consommation, nuance Nicolas Richet, consultant chez Columbus. Un programme de gestion intelligente du réseau doit comporter une dose d'automaticité. »