La tendance est nette. Dans le monde, 517 entreprises utilisent déjà un prix interne du carbone. Soit une hausse de 19 % en un an, et ce n'est pas fini : 732 prévoient d'en faire autant d'ici à 2018. « Ces sociétés, venues de tous les secteurs industriels et de tous les continents, ont identifié le prix interne du carbone comme un moyen de préparer leurs modèles d'affaires à un futur sous contrainte carbone », analyse l'association CDP dans un rapport paru en septembre. La France n'est pas en reste : EDF, Engie, Saint-Gobain, Suez, Solvay, Société générale, Total, Veolia, Vallourec… Vingt groupes tricolores utiliseraient cet outil et vingt-deux envisageraient de le faire dans les deux prochaines années. « C'est vraiment une pratique montante. Il y a eu un très fort engagement avec la COP 21 », confirme Claire Tutenuit, déléguée générale de l'Association française des entreprises pour l'environnement (EpE). L'association vient justement de publier, avec l'institut I4CE, une brochure présentant les expériences d'une douzaine de grands groupes français.Le prix du carbone est plébiscité par les défenseurs de l'environnement. Et pour cause : « Rendre coûteuses les émissions de gaz à effet de serre crée, pour les entreprises et les investisseurs, une incitation positive à mettre au point et déployer des solutions bas carbone », résume le cabinet Carbone 4 dans une note d'information parue en juin. Mais derrière une même expression se cachent différents dispositifs. Le prix du carbone peut être « externe » et imposé par la réglementation. C'est le cas du système européen ETS d'échange de quotas d'émissions de gaz à effet de serre, auxquels sont par exemple soumis les producteurs d'électricité. Ce système est en cours de révision. Il ne fournit pas un signal prix efficace, car le montant de la tonne de CO2 est trop bas : moins de dix euros quand il en faudrait trente pour rendre le gaz plus compétitif que le charbon. Il existe aussi des prix dits « implicites » quand ils sont indirectement établis par des normes et standards. Enfin, il y a le prix « interne » du carbone auquel est consacré ce dossier. Dans ce cas, il s'agit d'une valeur que l'entreprise se fixe volontairement pour internaliser le coût économique de ses émissions de gaz à effet de serre.Déjà soumis au système ETS, des énergéticiens comme Engie et EDF se sont dotés, en complément, d'un prix interne du carbone. Il oriente leurs investissements à moyen et à long termes tandis que les quotas européens, basés sur les émissions réelles, porte plutôt sur le court terme. Pour d'autres entreprises, non soumises à l'ETS, le prix interne est un moyen d'anticiper l'évolution de la réglementation, de se préparer aux futures politiques climatiques pour réduire les risques liés à l'incertitude. Dans tous les cas, l'outil facilite la sensibilisation des équipes aux enjeux du changement climatique et l'atteinte des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. « Pour les acheteurs de matériaux comme l'acier, l'aluminium, le verre ou le papier, dont les producteurs sont soumis au système ETS, se doter d'un prix interne peut aussi inciter les fournisseurs à proposer des solutions bas carbone », complète Alain Grandjean, associé fondateur du cabinet Carbone 4. Selon le but recherché, il existe ensuite plusieurs méthodes. Le prix interne peut être une taxe carbone, comme chez Société générale. Il va alors stimuler les initiatives réduisant les émissions de l'entreprise. Ou alors, il peut être un prix directeur intégré aux calculs des taux de retour sur investissements au même titre que le prix du pétrole.Dans la pratique, les entreprises sont souvent amenées à se doter de plusieurs montants. Soit pour tester diverses hypothèses, soit pour s'adapter à différentes situations géographiques. Ainsi, Engie a établi des trajectoires d'évolution du prix du carbone par grandes régions du monde. « Ne passez pas trop de temps à définir le juste prix », préconise Anne Chassagnette, directrice RSE d'Engie. « Le prix interne du carbone est un bon outil, notamment pour nos investissements, mais fictif. La réalité du marché, c'est que vous allez faire face à des concurrents qui ne l'auront pas intégré dans leur offre commerciale. » L'énergéticien milite pour qu'un prix du carbone officiel soit fixé partout dans le monde et qu'il soit « assez élevé ». Entre 20 et 30 euros la tonne de CO2 en 2020, puis 50 euros en 2030, comme le préconise le rapport dit « Mestrallet-Canfin-Grandjean » remis au gouvernement cet été.Pour l'instant, la gamme des prix internes mis en place est très large. De 5 à 100 euros la tonne, selon Carbone 4. Mais de toute façon, « il n'y aura ni à brève échéance, ni à moyen terme, un seul prix du carbone sur toute la planète », prévient Pascal Canfin, directeur général du WWF France. D'un continent à l'autre, les niveaux de développement des pays sont trop différents. Les effets peuvent aussi varier selon les secteurs considérés. « Mieux vaut donc raisonner par grands marchés. » L'ancien ministre écologiste relativise son rôle, « parfois déterminant, parfois secondaire » par rapport à d'autres déterminants économiques. « Il aurait fallu une taxe à 100 euros la tonne de CO2 pour compenser la baisse récente du prix du pétrole », illustre-t-il. Autre exemple, en Chine, c'est plutôt la chute du coût des énergies renouvelables et l'enjeu très politique de la qualité de l'air qui stimulent la transition énergétique.« Le prix du carbone est un très bon outil », juge tout de même Claude Nahon, directrice du développement durable d'EDF. Sauf qu'il ne suffit pas. En ce mois de novembre, le Maroc accueille la nouvelle Conférence des Nations unies sur le climat. Un an après la COP21, « nous avons besoin d'aller plus loin à la COP22 et d'y voir plus clair sur plusieurs sujets », estime-t-elle. Notamment sur les critères de financement des projets à travers le monde, sur les transferts de technologies, sur les besoins de formation dans les pays en développement… Ces fameuses politiques climatiques que le prix interne du carbone aide à préparer.Thomas Blosseville