Depuis les années 1990, l'affaire semblait entendue : créer son réseau de transports en commun, c'était s'équiper d'un tramway. Ce n'est plus le cas désormais. En 2011, lors de l'appel à projets de l'État pour les transports collectifs en site propre (TCSP), cinq agglomérations ont présenté un dossier de création de réseau basé sur le tram, alors que quatorze autres ont misé sur le bus à haut niveau de service (BNHS). Lors de la consultation précédente, en 2009, le tramway était encore légèrement majoritaire.
Pour les élus, le BNHS, c'est une sorte de « bus-tram », avec la même ambition que le tramway, celle de convertir plus d'usagers et de relier des quartiers jusque-là mal desservis. Le nouveau matériel en reprend d'ailleurs les caractéristiques, le rail en moins : circulation sur une voie réservée à une fréquence de dix minutes ou moins, à environ 20 km/h grâce à la priorité aux feux et carrefours, stations tous les 500 mètres en moyenne. Le tout, pour deux à trois fois moins cher !
En ces temps de contraintes budgétaires, l'argument fait particulièrement mouche auprès des col lec-ti vités locales. Plus précisément, le Certu évalue le coût de création d'un réseau BHNS entre 2 et 10 millions d'euros par kilomètre de ligne au lieu de 20 millions et plus pour un tram classique. La large fourchette du BHNS s'explique par le fait que les aménagements urbains varient fortement d'un projet à un autre, tout en restant inférieurs à ceux d'un réseau de tram. Comptant parmi les précurseurs français du BHNS qu'il a introduit dès la fin des années 1990 sur sa ligne est-ouest (la nord-sud roule en tramway), l'agglomération de Rouen annonce un coût effectif d'investissement de 6 millions d'euros du kilomètre. Tous les gros postes de dépenses sont moindres avec le BHNS : le véhicule lui-même, le centre de maintenance plus modeste, les infrastructures, avec une circulation pas forcément à 100 % en site propre, et, bien sûr, la dispense de rails et de lignes électriques. Le choix de Toulon est symptomatique : la préfecture du Var deviendra en 2014 la plus grosse agglomération de province à se doter d'un BHNS comme mode structurant de son réseau, alors que sa taille de 425 000 habitants semblait la prédestiner au tramway… d'ailleurs prévu initialement. « Notre revirement suit l'évolution du transport urbain en France : la situation de mono produit a pris fin. Sur le premier tronçon de 18 km, le BHNS nous fait économiser 109 millions d'euros par rapport au tram », expose Yannick Chevenard, vice-président déplacements de la communauté d'agglomération (CA) Toulon Provence Méditerranée. Les finances ont aussi pesé lourd dans la décision de Pau, Lorient ou Metz de préférer le BNHS au tramway. « L'investissement se monte à 60 millions d'euros, au lieu de 180 », compare Arnaud Binder, directeur des déplacements à la CA Pau-Pyrénées. D'autres facteurs défavorables au tramway ont joué : la topographie avec des voies étroites (Toulon), la pose de lignes électriques aériennes (Metz et son centre classé en secteur sauvegardé), la pente (entre la gare et le centre de Pau), une urbanisation en archipel à pôles multiples, sans axe dominant central (celui de Lorient se limite à 6 km), enfin et surtout la capacité de trafic potentiel. Le tram requiert un minimum de 30 000 à 35 000 voyageurs quotidiens sur la ligne de TCSP. « À Pau, nos prévisions pour 2030 se situent aux alentours de 20 000 passagers », constate Arnaud Binder.
Alors, le BHNS, solution miracle ? Ce serait trop simple, naturellement. Il faut prendre en compte les dépenses de fonctionnement, or, sur ce critère, l'écart est nettement plus ténu. « Les coûts de per sonnel représentent une part incompressible, impor tante et identique selon le type de matériel », rappelle Cécile Clément, directrice d'études au Certu (département déplacements durables). La durée de vie moindre du bus grève les amortissements. « Nous gagnerons sans doute quelques années par rapport aux quatorze ans de nos bus classiques, mais un BHNS qui dure vingt ans, je n'y crois pas », souligne Alexandre Burban, directeur technique des transports à la CA de Rouen. Le renouvellement plus fréquent du matériel peut se transformer en atout pour réagir avec plus de souplesse aux évolutions de la demande, avancent toutefois les défenseurs du BHNS. Quant à la performance commerciale et technique de ce dernier, seule la réalité permettra de la juger. À Rouen, l'objectif de fréquentation a été dépassé, mais il induit un cadencement à deux minutes en heure de pointe, ce qui n'est pas sans risques sur la régularité, tandis que la vitesse de circulation plafonne autour de 17 km/h contre un objectif de 19 à 20.
Mais, face à la montée en puissance du BHNS, le tramway n'est pas resté sans réaction. Avec, d'abord, la création d'une nouvelle génération de rames, plus courtes : 21 à 24 mètres au lieu d'un standard de 32 m, extensible à plus de 40. De quoi s'adapter aux rues étroites d'un centre-ville… et réduire le coût. Chaque rame coûte 1,8 million d'euros au lieu de 2,5 millions en général pour la version longue. Besançon a été la première à franchir le pas, en choisissant le matériel de l'espagnol CAF, qui circulera en 2015. « Fixée à 16 millions d'euros du kilo mètre valeur 2008 (l'année de démarrage du projet), l'enveloppe budgétaire est respectée à ce jour alors qu'il reste moins de 5 % du montant des marchés à attribuer », indique la commu nauté d'agglo. Les autres constructeurs ont suivi. Ainsi, Alstom a sorti un Citadis court qui a séduit Aubagne : l'agglomération de 100 000 habitants s'équipera donc d'un tramway. Un contre-exemple de Toulon, qui souligne que l'équation taille de ville-type de transport urbain, n'est plus aussi simple. « L'estima tion de 20 000 voyages par jour d'ici à 2020 ne justi fiait pas les rames longues. Mais le tramway a aussi été choisi parce qu'il permet d'accompagner de gros projets de densification urbaine », expose Bertrand Robin, directeur de la mission tram de la CA du Pays d'Aubagne et de l'Étoile. L'objectif de coût est identique à celui de Besançon.
Pour le tramway long, il est également possible de minimiser l'investissement, en s'attaquant aux éléments connexes au matériel et à l'infrastructure. Pour son programme d'extension en chantier depuis l'an dernier, Bordeaux vise 20 à 21 millions d'euros du kilomètre, un tiers de moins que les premières phases de la décennie passée. « On s'est moins lâché, on a serré les boulons, résume Gérard Chausset, vice-président de la communauté urbaine. Nous avons troqué le mobilier signé Élisabeth de Portzamparc des deux premières lignes contre une offre catalogue, les sièges en métal en lieu et place de l'aluminium nous font économiser un million d'euros et les revêtements seront plus sobres. En outre, nous avons dû réaliser moins d'acquisitions foncières. » Besançon et Aubagne ont également dû resserrer les coûts annexes afin de tenir leur budget. Autre levier : rechercher les économies d'échelle. Brest et Dijon l'ont actionné en groupant leur commande de rames (lire encadré). « On n'assiste pas à la fin du tramway, mais au déclin du tram “à la française”, pensé plus comme projet de ville avec d'ambitieux aménagements urbains que comme seul projet de transport », conclut Cécile Clément.
Le tramway classique conserve en effet de nombreux atouts. En premier lieu, par définition, sa capacité à transporter beaucoup de monde en même temps. Si Nîmes avait choisi le BHNS pour sa première ligne de 6 km dont les deux tiers mis en service fin septembre, elle opte pour le tramway pour la seconde, presque trois fois plus longue. Et puis, plus subjectif, l'image du tramway est associée à la renaissance d'une ville. Nombre d'agglomérations moyennes y ont été sensibles. À Aubagne, le tram s'inscrit dans un projet politique baptisé « vision d'excellence » et la population l'a plébiscité lors de la concertation. Tandis qu'à Toulon, son abandon déchaîne les passions. « Le BHNS n'est pas un sous-produit, il rassemble les quatre éléments fondamentaux : vitesse, régularité, amplitude de transport, fréquence », rétorque Yannick Chevenard. La modernité, le bus de nouvelle génération peut l'incarner aussi, défendent ses promoteurs. Mais il faut y mettre un certain prix. Les 18 km du réseau Mettis de Metz, qui ouvrira à l'automne prochain, mo bi lisent 207 millions d'euros. « Le montant au kilomètre reste bien moindre qu'une solution avec tramway. Et il comprend un aménagement de grande qualité, avec un revêtement pavé et non enrobé dans les secteurs remarquables. Malgré son coût situé dans le haut de la fourchette (850 000 euros), le matériel retenu reste 1 million d'euros moins cher qu'une rame courte de tram », souligne Hervé Chabert, directeur de la mission Mettis à la CA Metz Métropole. Inédit en France, le véhicule messin construit par le belge Van Holl se veut le plus ressemblant possible au tramway, dans son esthétique et sa conception, ajoute Philippe Niay, chef de mission Transamo (assistant à maître d'ouvrage). « Il présente un profil arrondi à l'avant et à l'arrière, sa motorisation hybride réduit son bruit pour une puissance toutefois impression nante au démarrage, sa longueur portée à 24 mètres rejoint celle des trams courts. » Avec son BHNS, Metz vise les 35 000 voyageurs par jour considérés comme le seuil bas pertinent pour un tramway.
En Ile-de-France, le T-Zen, dont la première ligne est entrée partiellement en service l'an dernier, présente aussi un profil de type tramway, « mais pour deux à trois fois moins cher », souligne le Syndicat des transports d'Ile-de-France (Stif). Il doit effacer le mauvais souvenir d'aménagement qu'a laissé aux élus le Trans Val-de-Marne, le bus en site propre arrivé dans le « wagon » de la construction de l'A86 et source de coupures urbaines. Le T-Zen, au contraire, doit remailler le tissu et desservir des territoires en densification. « Conçu pour trans porter 2 400 voyageurs par heure dans chaque sens, il répond à nos besoins entre le bus (1 600) et le tram (6 000) », ajoute Laurence Debrincat, responsable des études générales au Stif.
L'issue du match tramway versus BHNS est d'autant plus incertaine… que d'autres joueurs pourraient entrer sur le terrain. Le tramway sur pneus ne pâtira sans doute pas éternellement de ses déboires, médiatisés à Caen et Nancy. Nombre d'élus se gardent de s'afficher résolument pro-tram ou pro-BHNS. « Notre choix du BHNS relevait du bon sens, compte tenu de la configuration d'agglomé ration polycentrique. Mais il n'insulte pas l'avenir : la voirie déjà mobilisée rend possible l'accueil d'un tramway si les évolutions technologiques venaient à le rendre possible », observe Norbert Métairie, président de la CA de Lorient.
L'un des élus les plus catégoriques se trouve à Belfort… mais pour défendre le bon bus clas sique. « La France des transports urbains ne connaît que l'approche en termes d'ingénierie : à demande nou velle, construction des nouvelles infrastructures. L'appliquer au bus me paraît un contresens. Quant au tramway, il présente un bilan coût-résultat déce vant, il ne dessert en moyenne qu'un quart du terri toire des agglos et il n'a pas permis aux transports en commun de dépasser les 10 % de part modale. En construire 1 500 km supplémentaires, soit près de cinq fois les capacités existantes, comme le préconise le Grenelle ? À 24 millions d'euros le kilomètre, on voit bien que c'est irréaliste. Pour atteindre l'objectif du Grenelle en nombre de voyages supplémentaires en tram, il faudrait rajouter 1 000 km », affirme Christian Proust, président du Syndicat mixte des transports en commun du Territoire-de-Belfort.
Belfort a donc choisi de moderniser son réseau autour d'une « démarche service » basée sur le bus classique, considéré comme la meilleure réponse aux déplacements. L'agglomération partait de loin avec un ratio particulièrement bas de 47 voyages par habitant et par an. Son programme Optymo a presque doublé la fréquentation en quatre ans (entre 2007 et 2011) en zone urbaine, avec un investissement limité à 7 millions d'euros : aménagements pour donner la priorité aux feux et aux carrefours, mais pas de site propre. Il vise en 2016 la barre, haute en France, de 150 voyages grâce à l'Optymo II 2012/13, chiffré à 40 millions d'euros. Christian Proust en est convaincu, « bien que nous soyons une petite agglomération de 75 000 habitants, notre exemple est parfaitement reproductible ». l