La loi sur l'eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 a systématisé la mise en concurrence par les Directions départementales des affaires sanitaires et sociales (Ddass) des analyses pour le contrôle sanitaire des eaux (potable ou de baignade). Les Ddass, jusque-là ignorantes des lourdes procédures des dossiers d'appel d'offres, ont eu un énorme travail à fournir à partir de 2007. Les laboratoires d'analyse municipaux ou départementaux, structures publiques dépendantes des grandes villes ou des conseils généraux, étaient eux aussi inexpérimentés en la matière. Auparavant récipiendaires systématiques de ces marchés, ils ont dû soudain constituer des dossiers complexes, faire des offres tarifaires concurrentielles, faire valoir leurs avantages compétitifs...
VICTIMES DE LA GUERRE DES PRIX
Un certain nombre de laboratoires a perdu les appels d'offres sur ces marchés qui représentaient une part essentielle de leurs revenus. Les victimes de cette politique d'ouverture sont déjà là, comme le Centre de recherche, d'expertise et de contrôle des eaux de Paris (Crecep), dont la branche laboratoire et recherche vient d'être absorbée par Eau de Paris. Autres exemples : le laboratoire municipal du Mans (Sarthe) ou le laboratoire départemental du Loiret. « Le contrôle sanitaire des eaux a été perdu sur le département du Loiret, ce qui a rendu ce laboratoire difficilement viable », rappelle Philippe Carlhammar, directeur France du laboratoire Eurofins ; le groupe Eurofins s'est vu confier en octobre 2007 l'exploitation du laboratoire, sous la forme d'une délégation de service public, par le conseil général.
Comment expliquer les échecs de ces laboratoires publics d'analyse face à leurs concurrents privés ? La principale raison est la guerre des prix livrée par les groupes privés. Avant la mise en concurrence, les tarifs des prélèvements et des analyses
effectués dans le cadre du contrôle des eaux potables étaient fixés par arrêté du ministère de la Santé - le plus récent datait du 21 décembre 1992. Depuis l'ouverture des marchés, le contrat est conclu avec le mieux offrant. Tous les petits laboratoires, qu'ils soient publics ou privés, s'en plaignent et jettent la pierre aux « gros groupes » du secteur.
Gérard Pelletier, directeur du Letmi, petit laboratoire d'analyses associatif créé par des enseignants et des professionnels, et proposant des analyses environnementales, dénonce : « Que ce soit dans le domaine de l'analyse sanitaire ou de l'analyse environnementale, le but des grands groupes est de noircir les cartes avec leur nom, et de faire disparaître la concurrence des petits laboratoires. Ils cassent les prix, quitte à sous-traiter en Pologne..., ce qui leur permet de faire travailler des techniciens à un salaire beaucoup moins élevé qu'en France. C'est un sujet d'inquiétude pour tous les laboratoires. » Comme le souligne Zdravka Do Quang, responsable du pôle analyse et santé du Cirsee, le centre de recherche de Suez Environnement, « les laboratoires qui peuvent baisser les prix sont ceux qui ont un flux d'analyses suffisamment important pour faire des économies d'échelle ».
UNE QUESTION DE TAILLE ET DE STATUT
L'un des désavantages des laboratoires publics est en effet un problème d'échelle. Outre leur difficulté à offrir des prix compétitifs, ils sont gênés pour répondre à des appels d'offres couvrant plusieurs départements ; en outre, ils proposent souvent un panel d'analyses moins large que les grands laboratoires. Ils sont enfin victimes de leur statut public, le recrutement de nouveaux employés ou l'achat d'équipements s'avérant à la fois long et lourd. « Le statut de la fonction publique a des avantages en termes sociaux, mais cela a aussi un coût que n'ont pas à supporter les groupes privés », note Philippe Grosvalet, vice-président du conseil général Loire-Atlantique et président de la commission de coordination du laboratoire départemental de Loire-Atlantique (l'Idac).
Face à cette situation, certains laboratoires publics sont rachetés par des groupes tels que Carso, Eurofins ou le réseau IPL santé, environnement durables. Ce dernier, créé en février 2007 par l'Institut Pasteur de Lille et regroupant aujourd'hui quatorze laboratoires sur tout le territoire français, est né du rachat de laboratoires privés ou de l'association avec d'anciens laboratoires publics. Ces derniers ont été, soit privatisés, soit transformés en groupement d'intérêt public (GIP), personnes morales de droit public ayant des objectifs commerciaux. Un GIP a ainsi été formé par le laboratoire d'analyses de l'Allier et l'Institut Pasteur de Lille, puis intégré au réseau. Piloté par la filiale investissement de l'Institut, IPL Invest, ce réseau veut « se positionner comme un acteur de premier rang, clairement identifié dans le paysage européen de l'analyse », notait le communiqué de presse lors de son lancement. La création d'un site Internet et d'un logo commun participait de la même démarche marketing, visant à asseoir la notoriété de ce nouvel acteur.
Certains laboratoires publics veulent - ou doivent - donc se regrouper pour ne pas disparaître ou être absorbés par les groupes. Philippe Grosvalet souhaite fonder « une alliance entre quatre laboratoires publics de l'ouest de la France : de Loire-Atlantique, d'Ille-et-Vilaine, des Côtes-d'Armor et du Finistère. Le but serait de jouer à armes égales avec la concurrence. Les bénéfices pourraient être variés : mise en commun des moyens, élargissement du territoire des analyses, réalisation d'économies d'échelle... ». Idhesa Bretagne Océane est l'un des laboratoires concernés par cette négociation. C'est un GIP créé le 1er janvier 2007 par le conseil général du Finistère et l'agglomération Brest métropole océane, grâce à la fusion du Laboratoire départemental vétérinaire du Finistère (Quimper) et du Pôle analytique des eaux (Plouzané). Son directeur Éric Laporte reste prudent sur l'aboutissement des pourparlers, même s'il reconnaît que « les laboratoires ont tout intérêt à mutualiser certains moyens pour augmenter la taille des séries traitées par les plates-formes ou mener en commun des efforts de R et D... ».
PROXIMITÉ DU CLIENT : UN CRITÈRE
QUI A SON IMPORTANCE
Au-delà de ce mouvement centrifuge, la notion de proximité reste une préoccupation de nombreux acteurs. Être physiquement proche de son client permet d'être réactif : « Notre principal client nous a demandé de nous aligner sur les prix de la concurrence. Nous avons refusé, mais nous avons conservé le contrat car nous sommes à quelques mètres seulement de l'usine : en cas d'incident, nous pouvons faire les prélèvements très rapidement », explique Gérard Pelletier. En outre, plus la distance est courte entre le lieu de prélèvement et le lieu d'analyses, plus les risques liés au mauvais conditionnement, à la casse et au dépassement des délais sont limités. La relation traditionnelle entre les Ddass et les laboratoires départementaux et municipaux associait cette proximité territoriale et des habitudes de travail. « Les équipes connaissaient les points de prélèvement, l'historique des pollutions ; elles étaient disponibles pour faire des prélèvements le soir, le week-end ou les jours fériés, en fonction des impératifs en cas de crise sanitaire... Les services rendus vont encore aujourd'hui au-delà des demandes prévues par l'appel d'offres : lorsque nous observons un pic de pesticides, même si cette molécule n'apparaît pas dans l'appel d'offres, nous le signalons. Cela fait partie de notre mission de service public », remarque Vincent Hocde, responsable du pôle analyses d'Idhesa Bretagne Océane, qui a remporté l'appel d'offres lancé en 2008 par la Ddass pour le contrôle sanitaire des eaux du Finistère.
LA STRATÉGIE DES GROUPES PRIVÉS
La proximité est aussi revendiquée par certains groupes privés, comme le réseau IPL santé, environnement durables : « Contrairement à d'autres groupes, notre stratégie réside, non dans la concentration et la création de grosses plates-formes centralisées, mais dans la formation d'un réseau de proximité couvrant tout le territoire français », précise Franck Polyn, directeur du Centre européen de recherche en eau, alimentation et toxicologie (Cereat), membre du réseau. De son côté, Philippe Carlhammar défend la politique qui consiste à faire croître les flux sur un nombre limité de plates-formes : « Chaque type d'analyses exige des équipements et des savoir-faire. Plus le flux d'un même type d'analyses est important sur une plate-forme, plus nous gagnons en compétitivité ; mais cela permet aussi d'améliorer les compétences du personnel sur cette plate-forme pour cette analyse. »
Et il estime par ailleurs que la qualité attendue de ces analyses ne doit jamais baisser : « Avec l'ouverture à la concurrence, le plus important est que soit maintenu un bon niveau qualitatif des analyses. Les prix doivent être compétitifs, mais les services doivent rester d'excellente qualité, tant au niveau des alertes sanitaires que du traitement des urgences... »
SAVOIR SE DIFFÉRENCIER SUR LE PÉRIANALYTIQUE
La notion de service est donc essentielle. Dans ce marché ultraconcurrentiel, les laboratoires essaient de se différencier en ne proposant plus que les seules analyses. La différenciation se fait beaucoup sur le « périanalytique », telle la mise à disposition d'un Extranet client permettant un reporting automatisé en temps réel, l'alerte automatique pour les dépassements de seuils...
Certains laboratoires jouent sur leur polyvalence, comme l'Idhesa Bretagne Océane : « Nous proposons un appui méthodologique aux collectivités et aux industriels, un peu comme un bureau d'études : nous interprétons les données fournies par les analyses », rappelle Éric Laporte. Même son de cloche chez Suez Environnement, qui possède un réseau d'environ 130 laboratoires de par le monde réalisant des analyses de l'eau et des effluents. D'après Zdravka Do Quang, « de plus en plus souvent, les clients industriels ou publics veulent un résultat final plus qu'une série d'analyses : ils souhaitent que le suivi analytique leur permette d'être tout le temps conformes. Notre groupe a les compétences pour définir la fréquence, les emplacements des analyses, les substances à surveiller... et faire des recommandations au vu des résultats. »
Le réseau IPL santé, environnement durables bénéficie de son côté de l'expertise de l'Institut Pasteur de Lille en matière de biologie médicale, d'hygiène hospitalière, de sécurité alimentaire... « Notre stratégie de couverture du territoire pour les analyses en eau, mais aussi en environnement, est le moteur du réseau. Mais nous complétons ces services avec nos autres activités pour proposer une offre globale », relate Franck Polyn.
ASSURER LE SUIVI ENVIRONNEMENTAL
Au-delà des analyses sanitaires des eaux « propres », l'un des gros chantiers du secteur de l'analyse de l'eau est la surveillance des eaux de rejet et des polluants dans les masses d'eau. « Les prix des analyses de l'eau ayant beaucoup diminué ces dernières années, nous développons notre offre de terrain, avec mesures et études in situ. Nous accompagnons nos clients qui ont une problématique de pollution, en caractérisant leurs rejets, puis en les conseillant pour diminuer les flux d'émissions », explique Claire Couturier, directrice des activités environnement du groupe SGS. Philippe Carlhammar estime lui aussi que « l'environnement est un axe majeur de développement sur nos métiers. Nous sommes en veille à la fois en termes commerciaux et en interne pour voir ce qui se fait dans d'autres pays européens où nous sommes présents, comme au Royaume-Uni ou en Scandinavie, car les évolutions qui s'y produisent pourraient concerner bientôt la France ».
La croissance de ce marché est due à deux mouvements complémentaires : d'un côté les exigences européennes se renforcent, et de l'autre les seuils analytiques baissent. Pour de nombreux laboratoires d'analyse, l'apparition et la croissance de ce marché est un enjeu de premier plan. Zdravka Do Quang regrette d'ailleurs « l'effort de lobbying de certains laboratoires pour diminuer les seuils analytiques et faire croître le nombre d'analyses. »
Les exigences européennes ont beaucoup crû ces dernières années, du fait de l'adoption en 2000 de la directive-cadre sur l'eau (DCE). Trente-trois substances ont été qualifiées de « prioritaires » par la DCE ; s'y ajoutent en France huit autres substances identifiées comme prioritaires par les autorités, et des substances « émergentes » comme les résidus de médicaments. Pour savoir où intervenir, un monitoring des rejets des installations classées et des stations d'épuration a été nécessaire (voir encadré p. 36) ; la surveillance des milieux permet aussi de connaître les flux de polluants diffus, comme les pesticides.
LA MÉTHODE AU CoeUR DE LA STRATÉGIE
DE SURVIE DES LABOS
La question des seuils est quant à elle complexe. Plus les analyses sont fines, plus le nombre et la variété de polluants identifiés sont grands. Le contrôle des eaux de rejet est donc de plus en plus draconien ; pourtant, la technique ne peut pas encore tout faire. « Il arrive que le législateur demande de détecter des polluants à des seuils inférieurs à ceux exigés pour le contrôle de l'eau potable... Or les eaux de rejet sont des matrices bien plus complexes à analyser que les eaux traitées. Malgré une sensibilité accrue de nos équipements de laboratoire, de nombreux autres composés que celui qui est recherché peuvent interférer avec le résultat », rappelle Claire Couturier.
L'un des enjeux du secteur est donc de mettre au point des méthodes de prélèvement et d'analyse des polluants émergents : moment et lieu adaptés pour le prélèvement, taille de l'échantillon, flaconnage, étapes de l'analyse... C'est pourquoi la recherche est l'un des points importants de la stratégie de survie des laboratoires. « Nous réfléchissons à ce qui pourra intéresser les collectivités dans le cadre des nouvelles directives », analyse Éric Laporte. Le laboratoire qu'il dirige, Idhesa Bretagne Océane, est porteur du projet Marquopoleau, qui vise à mettre sur le marché des outils de mesures et de diagnostic pour identifier l'origine humaine ou animale de la pollution fécale des eaux, ainsi que l'espèce animale concernée.
ORIENTATION VERS DE
NOUVELLES TECHNIQUES
De son côté, l'Idac concentre ses recherches sur la détection des perturbateurs endocriniens (hormones, métaux lourds, pesticides...) dans les eaux. Outre une meilleure connaissance des polluants, la recherche s'oriente aussi vers de nouvelles techniques : « L'hydrobiologie, qui étudie les êtres vivants aquatiques et leur réaction face aux pollutions, devrait être très valorisée dans le cadre de la DCE, car elle permet d'évaluer la qualité des milieux récepteurs », relate Claire Couturier. Quid des laboratoires qui n'ont pas les moyens de financer des programmes de recherche ou d'interpréter les résultats des analyses ? L'avenir ne sera pas rose pour tous, et beaucoup de directeurs de laboratoires sont inquiets. « Nous avons connu le même phénomène pour les analyses alimentaires et la biologie médicale : il n'en restera que quelques-uns... C'est la loi de ce marché, dans lequel nous avons d'ailleurs un statut un peu particulier : les excédents financiers générés par IPL Invest remontent à la Fondation Pasteur, pour financer les activités de recherche fondamentale sur les grandes maladies du siècle, comme Alzheimer ou le cancer, par exemple », rappelle Franck Polyn.
RECHERCHE, SOUTIEN ET FINANCEMENT
De son côté, Philippe Carlhammar est moins affirmatif : « Ce que nous n'empêcherons sûrement pas, ce sont des prix plus compétitifs qu'il y a trois ans. En revanche, il est difficile de savoir si la consolidation va se poursuivre. Toutes sortes de modèles existent et peuvent coexister. » Reste que la survie des laboratoires publics dépend, avant tout, du soutien qu'ils reçoivent des structures qui les finançaient traditionnellement, en premier lieu les conseils généraux. Leur décision est avant tout politique : maintenir un service public ou laisser la concurrence agir.