Mots clés : déclaration d'utilité publique, dénaturation, expropriation, théorie de l'accessoire
Seuls les aménagements directement liés et nécessaires au projet déclaré d'utilité publique peuvent être réalisés sans nouvelle Du p.
COMMENTAIRE
Par un décret du 12?juillet 1995, prorogé par un décret du 19?juin 2002, les travaux de construction de la section Tours-Vierzon de l'autoroute A85 ont été déclarés d'utilité publique. Le préfet d'Indre - et-Loire a, par un arrêté du 29?mars 2005, déclaré cessibles au profit de la société Cofiroute, société concessionnaire chargée de la réalisation des travaux, plusieurs biens immobiliers situés sur le territoire de la commune de Sublaines, dont la parcelle A 993 appartenant à M. X surplombant de cinq mètres la chaussée de la future autoroute. Le propriétaire de ce terrain a dès lors formé un recours en excès de pouvoir à l'encontre de l'arrêté de cessibilité du préfet d'Indre et Loire devant le tribunal administratif d'Orléans et demandé dans le même temps la suspension de l'exécution de cet arrêté en application de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative (référé). Il conteste la nécessité de déclarer cessible cette parcelle, soulignant que les aménagements paysagers projetés, consistant à niveler le terrain naturel afin de diminuer l'effet d'encaissement perçu par les usagers de l'autoroute et d'augmenter par là même leur champ visuel sur un échangeur, ne sont pas explicitement mentionnés dans ladite déclaration d'utilité publique. Après avoir obtenu gain de cause devant le juge des référés (ordonnance du 22?août 2005), le Conseil d'État a annulé cette décision de suspension par un arrêt du 5?mai 2005 (1). Puis, par un jugement du 7?novembre 2006, le tribunal administratif d'Orléans a, à son tour, rejeté la requête au fond de M. X. Ce dernier a alors déféré cette décision devant la cour administrative d'appel de Nantes qui a confirmé ce jugement le 15?décembre 2009. M.?X se pourvoit donc en cassation devant le Conseil d'État. C'est l'arrêt étudié ici.
Détournement de procédure
La haute juridiction rappelle en premier lieu qu'une Dup ne peut effectivement s'étendre à des travaux qu'elle n'a pas désignés expressément. Il s'agit, on le devine, d'éviter tout détournement de procédure. On se souvient de l'affaire Escota / Delarue (2). Une Dup particulière avait été prise pour la création d'une aire le long de l'autoroute A8. Cette aire n'avait cependant pas été réalisée sur place, mais beaucoup plus en aval. La société autoroutière décidait néanmoins de conserver ces terrains : le site est en effet montagneux et il faut protéger l'automobiliste de chutes de pierres. Ces terrains devinrent donc une zone de protection. Idée tout à fait louable, mais non conforme à l'objet de la Dup. L'ancienne propriétaire déféra alors cette affaire devant la justice et obtint satisfaction. La société concessionnaire, désirant maintenir ces terrains dans le domaine public, dut reprendre une nouvelle Dup ad hoc.
Théorie de l'accessoire
Le juge admet néanmoins que des aménagements directement liés et nécessaires au projet déclaré d'utilité publique soient réalisés sans qu'il soit nécessaire de recourir à une nouvelle Dup : c'est le cas, par exemple, d'un merlon antibruit (3). On retrouve ici l'application de la théorie de l'accessoire (4) : font partie de l'ouvrage autoroutier les terrains ayant avec lui un lien géographique et fonctionnel.
« Considérant que la déclaration d'utilité publique prononcée en vue de la construction d'un ouvrage ne peut s'étendre à des travaux qu'elle ne désigne pas explicitement qu'à la condition que ceux-ci constituent une conséquence nécessaire et directe de cet ouvrage ; qu'après avoir relevé que la parcelle A 993, qui surplombait d'environ cinq mètres la chaussée autoroutière, devait faire l'objet d'un aménagement paysager consistant à niveler le terrain naturel afin de diminuer l'effet d'encaissement perçu par les usagers de l'autoroute et d'augmenter le champ visuel sur l'échangeur de Bléré, la cour administrative d'appel a estimé que, compte tenu de la configuration des lieux, cet aménagement était la conséquence nécessaire et directe de l'opération déclarée d'utilité publique.?»
De la même façon, mais cette fois-ci sous un angle négatif, le juge a estimé que la création d'une zone de dépôt et de fabrication de matériaux de construction «?ne peut être considérée comme une conséquence nécessaire et directe des travaux entrepris en vue de la construction de l'autoroute?» (5). Parallèlement, une aire de service non prévue par la Dup ne peut être considérée comme une conséquence directe de l'ouvrage, car c'est un élément trop important et qu'il aurait dû par conséquent être clairement mentionné :
« Considérant, d'autre part, que si ladite aire de service constitue un élément accessoire de l'autoroute, elle doit être regardée, eu égard notamment à l'importance particulière de son emprise, comme étant au nombre des ouvrages les plus importants dont les caractéristiques principales ainsi que la localisation suffisamment précise devaient apparaître, en application des dispositions de l'article R.11-3 du Code de l'expropriation, dans les documents soumis à l'enquête publique à laquelle il a été procédé en vue de la déclaration d'utilité publique des travaux de construction de la section dont il s'agit de l'autoroute A 42 Lyon-Genève, prononcée par décret du 16?juillet 1979?» (6).
La dénaturation
On remarquera l'utilisation d'un autre concept dans cet arrêt : la dénaturation. On le sait, le juge dispose d'un pouvoir souverain pour interpréter les clauses d'un contrat ou les dispositions légales lorsqu'elles sont rédigées de telle manière qu'on peut leur donner plusieurs significations incompatibles entre elles. C'est même une des raisons de son existence et de la construction jurisprudentielle. La «?dénaturation?» c'est le fait par ce juge de modifier, sous prétexte de l'interpréter, le sens clair et précis d'une clause d'un contrat ou d'une disposition légale (7). Faut-il y voir une critique des revirements brutaux de jurisprudence ? Ou plutôt celle d'interprétations trop personnelles et trop éloignées du bon sens, du pragmatisme qui, somme toute, est le fondement de la jurisprudence notamment administrative ? La dénaturation en tout cas est une cause de cassation.
« Considérant qu'eu égard à la configuration des lieux, telle qu'elle ressortait des plans figurant au dossier qui lui était soumis, la cour n'a pas entaché son arrêt de dénaturation en estimant que la hauteur de la parcelle A 993 avait une incidence sur la visibilité de l'échangeur de Bléré pour les automobilistes approchant de cet ouvrage dans un des deux sens de circulation ; qu'en se fondant sur cette circonstance et sur l'intérêt qui s'attachait à diminuer l'effet d'encaissement perçu par les usagers afin d'élargir leur champ visuel sur une sortie de l'ouvrage, pour juger que l'aménagement envisagé par la société Cofiroute devait être regardé comme une conséquence nécessaire et directe de la construction de l'autoroute, la cour, qui a répondu sous une forme suffisante à l'argumentation de M. X, n'a pas commis d'erreur de droit et n'a pas inexactement qualifié les faits de l'espèce.?»
Théorie du bilan
À la fin de l'arrêt, notons une mention rapide de la théorie du bilan coût-avantages (8) : «?Une opération ne peut être légalement déclarée d'utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d'ordre social ou l'atteinte à d'autres intérêts publics qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle présente?» (9). Plus précisément, on retrouve ici l'opposition classique entre intérêt particulier et intérêt général. Les nuisances sonores subies par le riverain du fait de la suppression d'un boisement sont compensées par l'élargissement du champ visuel des automobilistes, donc l'accroissement de la sécurité routière qui est un intérêt général caractérisé :
«?Qu'en affirmant la nécessité de l'aménagement au regard des éléments qu'elle a relevés, elle a implicitement mais nécessairement écarté le moyen tiré de ce qu'il entraînerait la disparition d'un boisement qui présentait l'avantage d'atténuer les nuisances sonores liées à l'ouvrage.?»
On peut enfin se demander, comme je le faisais dans l'article mentionné ci-dessus, si le tribunal administratif était bien compétent en l'espèce. On le sait, le juge judiciaire est le gardien de la propriété privée, mais il appartient au juge administratif de se prononcer sur les questions de domanialité publique. Dans la mesure où M. X. contestait un arrêté de cessibilité, donc une décision administrative, ainsi que le respect de l'objet de la Dup et la domanialité publique de ces parcelles, ou plus précisément la qualification d'une dépendance à l'ouvrage public autoroutier, il me paraît qu'effectivement la compétence en revenait bien au juge administratif. D'ailleurs à aucun moment une question «?préjudicielle?» n'a été soulevée par le juge administratif.